— Vous m’avez paru amer, dit Jase.
— Pas du tout, rétorqua prestement l’autre. Je trouve seulement que ce n’est pas juste.
— Pas juste que vous n’ayez pas été sélectionné ? s’enquit Jase tandis qu’ils approchaient des sièges alignés en poupe où Fal était installée quelques minutes auparavant.
— Mais oui. J’en ai rêvé toute ma vie, et je suis persuadé qu’ils font erreur. Je sais pertinemment que je serais compétent. Il me semblait qu’avec la guerre et tout ça, ils auraient besoin de plus de monde.
— Ma foi, c’est vrai. Mais Contact reçoit bien plus de candidatures qu’il n’y a de places disponibles.
— Je croyais pourtant qu’un des critères principaux était justement la motivation… et je vous prie de croire que personne n’était plus motivé que moi ! Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu…
Ils arrivaient devant les sièges ; la voix du jeune homme s’éteignit. Fal s’assit, et il l’imita. Elle le regardait, à présent, mais sans vraiment l’écouter. Elle réfléchissait.
— Peut-être estiment-ils que vous manquez encore de maturité.
— Mais c’est faux !
— Hmm… Il est très rare qu’ils prennent des gens aussi jeunes que vous, vous savez. Pour autant que je sache, quand ils embauchent des gens de votre âge, c’est parce qu’ils recherchent une forme bien particulière d’immaturité.
— Eh bien, c’est idiot. Je veux dire, comment savoir ce qu’on doit faire quand on ignore ce qu’ils attendent, eux ? Comment peut-on se préparer ? Non, vraiment, tout ça est trop injuste.
— En un sens, je pense que c’est délibéré, répondit Jase. Les candidats sont tellement nombreux qu’on ne peut pas les tester tous, ni même prendre les meilleurs d’entre eux, parce que ceux-là aussi sont trop nombreux ; alors ils procèdent au hasard. Vous pouvez toujours revenir à la charge.
— Je ne sais pas, fit le garçon en se rapprochant du bord de son siège, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains, les yeux rivés au bois poli du pont. Il m’arrive de penser qu’on vous dit cela pour que vous ne soyez pas vexé d’être rejeté. À mon avis, ils prennent bel et bien les meilleurs. Mais dans mon cas, ils ont fait une erreur. Seulement, comme ils ne vous disent pas pourquoi vous avez échoué, on ne sait pas quoi faire pour s’améliorer !
… Elle aussi pensait à son échec.
Jase l’avait félicitée quand elle avait proposé de retrouver le Métamorphe. C’était ce matin-là seulement, comme ils redescendaient du chalet par le vieux funiculaire à vapeur, qu’ils avaient appris ce qui s’était passé sur Vavatch, où le Métamorphe Bora Horza Gobuchul avait apparu puis disparu à bord d’un vaisseau pirate, en emmenant avec lui leur agent Pérosteck Balvéda. Son intuition s’était révélée exacte, et Jase ne lui avait pas ménagé ses louanges, tout en lui faisant bien remarquer que ce n’était pas sa faute à elle si l’homme avait pris la fuite. Mais cela ne l’empêchait pas de se sentir déprimée. Quand elle devinait juste, quand elle raisonnait correctement et prévoyait des événements qui ensuite se produisaient effectivement, elle se retrouvait parfois dans cet état-là.
La solution lui avait paru tellement évidente ! Elle n’avait certainement rien vu de surnaturel, rien d’inquiétant dans le fait que Pérosteck Balvéda réapparût tout à coup à bord d’une UCG fort malmenée mais néanmoins victorieuse, l’Énergie Nerveuse, qui remorquait la plus grande partie d’un croiseur idiran arraisonné ; au contraire, il lui avait paru tellement… tellement naturel que Balvéda fut désignée pour partir à la recherche du Métamorphe ! Ils étaient alors mieux renseignés sur les événements survenus dans le volume d’espace concerné au moment de l’affrontement ; en outre, au vu des mouvements réels et virtuels de divers navires, les soupçons s’étaient portés (et, là encore, c’était pour elle une évidence) sur un vaisseau pirate nommé Turbulence Atmosphérique Claire. Il existait d’autres possibilités, déjà explorées dans les limites du budget surexploité que Contact avait alloué pour l’occasion à Circonstances Spéciales, mais, elle n’en avait jamais douté, le fruit de leurs recherches ne pourrait venir que de la piste Vavatch.
Le commandant de bord de la Turbulence se nommait Kraiklyn et jouait à la Débâcle. Or, pour la version complète du jeu, il ne se présenterait pas de meilleur site que Vavatch avant des années. Par conséquent, c’était là qu’on avait le plus de chances d’intercepter son navire – ou peut-être sur le Monde de Schar si le Métamorphe s’était d’ores et déjà rendu maître de la situation. Elle avait pris le risque d’affirmer avec insistance que c’était Vavatch qui offrait la probabilité la plus élevée, et que l’agent féminin Balvéda devait faire partie de l’équipe envoyée sur place ; maintenant que ses prédictions s’étaient réalisées, elle se rendait compte qu’elle n’avait pas à proprement parler « pris de risque », mais plutôt qu’elle en avait fait prendre à Balvéda.
Mais que faire d’autre ? La guerre prenait dans l’espace une envergure colossale ; les missions urgentes ne manquaient pas pour les rares agents de Circonstances Spéciales ; et de toute façon, Balvéda était le seul agent compétent qui se fût trouvé à leur portée. Il y avait bien le jeune homme qu’on lui avait adjoint, mais il représentait seulement un espoir pour l’avenir ; il n’avait pas d’expérience. Fal savait depuis le début que, si les circonstances l’y obligeaient, Balvéda n’hésiterait pas à risquer sa propre vie, et non celle du jeune homme, si sa seule chance d’atteindre le Métamorphe, et à travers lui le Mental, était d’infiltrer les mercenaires. La démarche était courageuse, subodorait Fal, mais erronée. Le Métamorphe avait déjà rencontré Balvéda et pouvait fort bien la reconnaître, même si, dans l’intervalle, elle avait modifié son apparence physique – assez peu d’ailleurs : elle n’avait pas eu le temps de se transformer radicalement. Au cas (très probable, aux yeux de Fal) où le Métamorphe l’identifierait, Balvéda était beaucoup moins susceptible de mener sa mission à terme qu’un quelconque novice, certes nerveux et inexpérimenté, mais qui, lui, passerait sans doute inaperçu. Pardonnez-moi, madame, songea Fal en son for intérieur. Si j’avais su…
Ce jour-là, du matin au soir elle s’était appliquée à haïr le Métamorphe ; elle avait cherché à se l’imaginer, essayé de le détester pour avoir assassiné Balvéda – selon toute probabilité ; mais outre qu’il était difficile de se représenter quelqu’un dont on ignorait totalement l’apparence (avait-il pris celle du commandant de bord, Kraiklyn ?), curieusement, cette haine refusait de se matérialiser. Le Métamorphe ne lui paraissait pas réel.
Ce qu’on lui avait dit de Balvéda lui plaisait : courageuse, audacieuse. Fal espérait contre toute attente que l’agent survivrait, qu’elle réussirait à s’en sortir d’une manière ou d’une autre et qu’un jour, peut-être, elles se rencontreraient. Peut-être après la guerre…
Mais cela non plus ne lui paraissait pas très réel.
Elle n’arrivait pas à y croire ; elle ne pouvait l’imaginer comme elle réussissait, par exemple, à se représenter Balvéda localisant le Métamorphe. Cela, elle en avait eu la vision, et elle avait souhaité de toutes ses forces que l’événement se produise… Dans son interprétation, c’était naturellement Balvéda qui gagnait, et non le Métamorphe. Mais rencontrer Balvéda… Non, elle ne pouvait tout simplement pas l’imaginer. Et d’une certaine manière, cela l’effrayait. On aurait dit qu’elle s’était mise à croire si fort en sa faculté de prescience que sa propre impuissance à prévoir clairement tel ou tel événement signifiait que celui-ci ne se produirait jamais. Quoi qu’il en fût, c’était très déprimant.