Balvéda… Quelles étaient ses chances de survivre à la guerre ? Pas très bonnes pour le moment, et Fal le savait très bien ; mais en supposant que l’agent s’en sorte cette fois-ci encore, quelles étaient ses chances de se faire tuer par la suite ? Plus la guerre durerait et plus cette probabilité grandirait. Fal pressentait que la guerre ne durerait pas plusieurs années, mais plusieurs décennies, et c’était aussi l’opinion qui prévalait parmi les Mentaux, encore mieux renseignés qu’elle.
Plus ou moins quelques mois, bien sûr. Fal fronça les sourcils et se mordit la lèvre. Elle ne les voyait pas récupérant le Mental ; dans sa vision, c’était le Métamorphe qui gagnait la partie, et il ne lui était pas venu d’autres idées sur ce sujet. Tout ce qu’elle avait pu trouver, c’était un moyen éventuel – sans plus – de décourager Gobuchul ; cela ne suffirait sans doute pas à l’arrêter tout à fait, mais cela lui rendrait peut-être la tâche plus difficile. Toutefois, elle n’était guère optimiste, même si le Commandement Militaire de Contact approuvait son plan avec tous ses dangers, ses ambiguïtés, et les dépenses qu’il pouvait entraîner…
— Fal ? dit Jase.
Elle s’avisa qu’elle regardait l’île sans la voir. Son verre tiédissait dans sa main, et Jase et le jeune homme fixaient leur attention sur elle.
— Quoi ? répondit-elle.
Elle but une gorgée.
— Je vous demandais ce que vous pensiez de la guerre, déclara le garçon.
Il la contemplait les sourcils froncés, les yeux plissés. Ses traits se découpaient nettement sous la dure clarté du soleil. Elle observa son visage large et franc et se demanda quel âge il pouvait avoir. Était-il plus vieux qu’elle ? Plus jeune ? Éprouvait-il la même chose qu’elle : avait-il hâte de mûrir pour qu’on le traite enfin en individu responsable ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Ce que je pense de quoi, au juste ?
— Eh bien, qui va gagner, à votre avis ?
Il avait l’air irrité. Manifestement, il avait tout de suite remarqué qu’elle ne les écoutait pas. Elle consulta Jase du regard, mais la vieille machine ne pipa mot ; et sans champ-aura, il était impossible de dire ce qu’elle pensait, ce qu’elle éprouvait. De l’amusement, peut-être ? Ou bien de l’inquiétude ? Fal acheva sa boisson fraîche.
— Nous, évidemment, répondit-elle avec précipitation en regardant alternativement ses deux interlocuteurs.
Le jeune homme secoua la tête.
— Je n’en suis pas si sûr, commenta-t-il en se frottant le menton. Je ne sais pas si nous en avons la volonté.
— La volonté ? s’étonna Fal.
— Mais oui. Le désir de nous battre. J’ai l’impression que les Idirans sont des combattants-nés. Ce qui n’est pas notre cas. Enfin, regardez-nous…
Il sourit, l’air de se considérer comme beaucoup plus âgé qu’elle et infiniment plus sage, puis tourna la tête et fit un geste paresseux en direction de l’île et des bateaux échoués sur le sable.
À cinquante ou soixante mètres de là, Fal crut voir un homme et une femme s’accoupler dans les hauts-fonds, au pied d’une falaise peu élevée ; ils s’enfonçaient légèrement dans l’eau, remontaient à la surface, s’enfonçaient à nouveau et ainsi de suite. Les mains hâlées de la femme étaient nouées autour du cou de l’homme, dont la peau était d’une teinte plus claire. Était-ce là ce que ce garçon sous-entendait avec tant de réserve ?
Ah, cette fascination pour le sexe…
Certes, c’était très plaisant, mais pourquoi donc les gens prenaient-ils la chose tellement au sérieux ? Parfois, elle se surprenait à envier sournoisement les Idirans ; eux au moins avaient dépassé ça. À partir d’un certain moment, la question n’avait plus eu d’intérêt pour eux. Ils étaient hermaphrodites : chacune des deux moitiés du couple fécondait son partenaire, et chacune donnait le jour à des jumeaux. Après la première grossesse, ou plus généralement la seconde – et après le sevrage –, ils dépassaient le stade de la reproduction, devenaient stériles et se faisaient guerriers. Certains disaient qu’alors leur intelligence croissait, d’autres affirmaient qu’ils subissaient seulement une altération de la personnalité. De fait, ils devenaient plus rusés mais moins ouverts, plus logiques mais moins imaginatifs, plus cruels et moins sensibles. Ils grandissaient d’un bon mètre et leur poids doublait ; leur enveloppe cornée s’épaississait et durcissait, leurs muscles augmentaient de volume et de densité, et leurs organes internes se transformaient pour s’adapter à ces mutations, qui rendaient les individus plus puissants. Simultanément, les organes de la reproduction régressaient jusqu’à disparaître, et ils devenaient des êtres asexués. Tout cela était bien linéaire, bien symétrique et bien organisé, à côté de l’approche individualiste en vigueur au sein de la Culture.
Oui, elle voyait bien pourquoi il trouvait les Idirans impressionnants, cet imbécile efflanqué avec son sourire supérieur qui cachait mal sa nervosité. Jeune tête sans cervelle.
— Nous sommes… (Fal était suffisamment en colère contre lui pour buter quelque peu sur les mots.) Nous sommes tels qu’en nous-mêmes. Nous n’avons pas évolué… Bien sûr, nous avons changé, mais on ne peut pas parler d’évolution depuis l’époque où nous passions notre temps à nous tuer. Je veux dire, à nous entre-tuer. (Elle retint son souffle. Voilà qu’elle s’en voulait à elle-même, maintenant. Le garçon lui souriait d’un air condescendant. Elle se sentit rougir.) Nous ne sommes encore que des animaux, insista-t-elle. Par nature, nous sommes aussi des combattants, ni plus ni moins que les Idirans.
— Alors comment se fait-il que ce soient eux qui gagnent ? ironisa l’autre.
— Ils avaient une longueur d’avance. Nous ne nous sommes mis à préparer correctement la guerre qu’au tout dernier moment. Pour eux, la guerre est devenue à la longue un véritable mode de vie ; quant à nous, nous ne sommes pas vraiment doués pour ça, étant donné que ça ne nous est pas arrivé depuis des générations. Mais ne vous en faites pas, ajouta-t-elle un ton plus bas en contemplant son verre vide, nous apprenons bien assez vite.
— Ma foi, vous verrez bien, répliqua le garçon en hochant la tête. Moi, je crois que nous abandonnerons le combat pour laisser les Idirans poursuivre leur expansion – ou quel que soit le nom qu’on veuille donner à leurs ambitions. Cette guerre a finalement été assez excitante, et puis ça nous changeait un peu, mais elle dure maintenant depuis près de quatre ans, et… (Il agita de nouveau la main.) Pour l’instant, nous n’avons même pas gagné de terrain, ou si peu. (Il rit.) Tout ce qu’on fait, c’est se replier dare-dare !
Fal se leva brusquement et se détourna, au cas où les larmes lui monteraient aux yeux.
— Oh merde, fit le jeune homme en se tournant vers Jase. J’ai dû faire une gaffe… Avait-elle quelqu’un qui… Un ami, un membre de sa famille peut-être ?
Fal se mit en marche ; cela éveilla dans sa jambe tout juste remise de sa fracture une douleur lointaine et tenace qui l’obligea à boiter.
— Ne vous en faites pas, répondit Jase. Laissez-la tranquille et elle se remettra très bien toute seule.
Elle déposa son verre dans une des cabines obscures et désertes du yacht et poursuivit son chemin en direction du château avant.
Fal gravit une échelle menant à la timonerie, puis une autre montant sur le toit de celle-ci, et s’assit en tailleur ; sa jambe protesta, mais elle n’y prit pas garde. Là, elle se tourna vers la mer.