Dans le lointain, presque à la limite de la nappe de brume, une bordure éclatante de blancheur miroitait dans l’air quasi immobile. Fal ’Ngeestra poussa un long soupir plein de tristesse et se demanda si ces formes immaculées – qu’on voyait sans doute parce qu’elles s’élevaient très haut dans l’atmosphère limpide – étaient des cimes enneigées. Ce n’étaient peut-être que des nuages. Elle ne se rappelait pas assez bien la géographie des lieux pour affirmer quoi que ce fût.
Elle resta un moment assise là, à songer à ces pics. Elle se rappela le jour où elle s’était aventurée dans les plus hauts contreforts d’une chaîne, pour tomber sur un plateau marécageux traversé sur un kilomètre environ par un petit torrent de montagne ; celui-ci bondissait, sinuait et s’arquait sur le sol détrempé couvert de roseaux, pareil à l’athlète qui étire puis fléchit ses membres entre deux épreuves. Ce jour-là, elle avait fait une découverte, et cette promenade hivernale resterait à jamais dans sa mémoire.
Des plaques de glace fragiles s’étaient formées, cristallines, sur les rives du torrent. Elle avait pris plaisir à marcher un moment dans l’eau peu profonde en écrasant la glace sous ses bottes et en la regardant dériver vers l’aval. Elle ne faisait pas d’escalade, ce jour-là ; elle se promenait, tout simplement. Ses bottes étaient imperméables, et elle n’était pas chargée. À l’idée de ne rien faire de dangereux ni de fatigant, pour une fois, elle avait eu l’impression de redevenir petite fille.
Elle parvint au niveau d’une petite cascade, par laquelle le torrent rejoignait le niveau inférieur de la lande ; là, juste sous les rapides, l’eau avait creusé une petite cuvette dans le roc. La chute d’eau proprement dite avait moins d’un mètre de haut, et le courant était assez étroit pour qu’on puisse le franchir d’un bond. Mais si elle se souvenait du torrent, de la mare, c’était parce que, dans l’eau tourbillonnante, elle avait trouvé, pris sous les éclaboussures de la cascade, un anneau d’écume gelé qui flottait sur l’eau.
L’eau était naturellement tourbeuse et peu calcaire dans la région, et il se formait parfois une frange d’écume jaunâtre sur les torrents de montagne tantôt fouettés par les vents, tantôt prisonniers des roseaux ; mais jamais encore elle n’en avait vu qui aient adopté cette forme et se soient ensuite retrouvés pris dans la glace. L’objet la fit rire. Elle entra en pataugeant dans l’eau et souleva délicatement la petite couronne, dont le diamètre était à peine supérieur à la distance qui séparait le pouce et le petit doigt de sa main grande ouverte ; elle avait quelques centimètres d’épaisseur, et n’était donc pas aussi fragile que Fal ne l’avait craint au premier abord.
Les bulles d’écume avaient gelé au contact de l’air hivernal et de l’eau à la limite de la glaciation, formant une sorte de galaxie miniature, une galaxie spirale tout ce qu’il y avait de plus banal, comme celle où Fal se trouvait à présent, ou bien comme la sienne, celle où elle avait vu le jour. Elle tourna et retourna dans ses mains ce frêle alliage d’air, d’eau et de composés chimiques en suspension, le huma, y posa le bout de la langue, regarda au travers le pâle soleil d’hiver et lui donna une chiquenaude pour voir si la couronne émettrait un son.
Puis elle regarda fondre très lentement sa petite galaxie de givre et vit la trace qu’y laissait son propre souffle, brève illustration de la chaleur qu’elle dégageait dans l’air.
Enfin elle la remit où elle l’avait trouvée, et l’anneau se mit à tourner doucement sur lui-même au pied de la petite cascade.
C’était à ce moment-là que lui était venue à l’esprit l’analogie entre la couronne de givre et la galaxie, et, sur le moment, elle avait été frappée par la similitude des forces qui les avaient modelées l’une et l’autre, l’infime et l’incommensurable. Et elle s’était dit : Laquelle des deux est la plus importante, finalement ? Mais cette idée l’avait emplie d’embarras.
Pourtant, de temps en temps, elle y revenait, à cette idée ; et elle se disait avec certitude que les deux objets avaient exactement la même importance. Puis elle se reprenait, comme la première fois, et ressentait la même gêne.
Fal ’Ngeestra prit une profonde inspiration et se sentit un peu mieux. Elle sourit, releva la tête, ferma un instant les yeux et regarda le brouillard rouge que le soleil déposait derrière ses paupières. Puis elle passa la main dans sa courte chevelure blonde et se demanda à nouveau si les formes instables et lointaines qu’elle apercevait au-dessus des eaux chatoyantes étaient des nuages ou des monts.
9. Le Monde de Schar
Imaginez un océan vaste et scintillant vu d’une altitude très élevée. Il s’étend jusqu’à la courbure bien nette du monde, aux quatre coins de l’horizon, et le soleil y fait resplendir un milliard de minuscules vaguelettes. Et maintenant, imaginez au-dessus de cet océan un matelas nuageux uni qui, lui aussi, s’étend jusqu’à l’horizon, mais conservez le miroitement de la mer malgré l’absence de soleil. Piquetez ces nuages d’innombrables points lumineux à l’éclat dur éparpillés au bas de ce plafond couleur d’encre, tels des yeux lançant des éclairs, isolés, par paires ou par amas plus nombreux, mais toujours très, très loin des autres éléments.
Voilà le paysage que traversent les navires qui croisent librement dans l’hyperespace tels de microscopiques insectes, entre l’emprise du réseau énergétique et l’espace réel.
Les petites lumières dures qui scintillent sur la face inférieure de la couche nuageuse sont les étoiles ; les vagues de la mer sont les irrégularités du Réseau, sur lesquelles les vaisseaux naviguant dans l’hyperespace exercent une traction grâce à leurs champs-moteurs ; le scintillement proprement dit représente la source d’énergie de ces vaisseaux. Le Réseau et la plaine que constitue l’espace réel sont courbes, comme sont courbes l’océan et le matelas nuageux que nous avons imaginés à la surface d’une planète, mais dans une moindre mesure. Les trous noirs apparaissent sous forme de minces geysers chantournés reliant les nuages à la mer ; les supernovæ décrivent de longs éclairs lumineux dans le plafond nuageux. Quant aux astéroïdes, lunes, planètes, Orbitales, et même Anneaux et Sphères, ils ne sont tout simplement pas visibles…
Les deux Unités Offensives Rapides de classe Tueur fonçaient à travers l’hyperespace sous le filet de l’espace réel comme des poissons fins et luisants glissant dans une mare profonde et calme. Ils serpentaient entre les étoiles, entre les systèmes, en restant toujours bien en dessous des espaces vides, là où ils avaient le moins de chances de se faire repérer.
Leurs moteurs concentraient une quantité d’énergie dépassant presque l’imagination ; chacun accumulait dans ces vaisseaux de deux cents mètres de long une puissance plus ou moins égale à un pour cent de l’énergie produite par un soleil de petite taille, et ils les propulsaient à travers le vide quadridimensionnel à une vitesse légèrement inférieure à dix années-lumière à l’heure – en équivalent-espace réel. En ces temps-là, on trouvait cela particulièrement rapide.
Ils pressentirent devant eux la présence de la Falaise Scintillante et du Golfe Morne. Ils détournèrent leur course de manière à se réorienter tout droit vers le cœur de la zone de conflit, et plus précisément vers le système du Monde de Schar.
Dans les profondeurs de l’espace, ils détectèrent l’ensemble de trous noirs responsable de la création du Golfe. Ces tubulures d’énergie bouillonnante avaient traversé le secteur des millénaires plus tôt, laissant derrière elles une zone pleine d’étoiles consumées et engendrant un bras de galaxie artificiel à mesure qu’elles se dirigeaient, en décrivant une spirale étirée, vers le centre de cette île d’étoiles et de nébuleuses en lente révolution qu’était la galaxie.