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Cet ensemble de trous noirs était communément appelé la Forêt, tant ils étaient proches les uns des autres, et les deux appareils de la Culture qui fonçaient à toute allure dans l’espace avaient pour consigne de se frayer un chemin entre ses troncs contorsionnés et mortels au cas où ils seraient repérés et pris en chasse. On considérait la Culture comme plus compétente que les Idirans en matière de gestion des champs ; elle avait donc plus de chances de passer au travers. D’autre part, tout poursuivant préférerait abandonner la partie plutôt que de se retrouver empêtré dans la Forêt. On prenait peur rien qu’à imaginer le risque encouru, mais les deux UOR étaient précieuses ; la Culture n’en avait pas construit beaucoup, et l’impossible devait être fait pour que ces appareils rentrent intacts au bercail ou, si le pire se produisait, pour qu’ils soient entièrement détruits.

Ils ne rencontrèrent aucun vaisseau ennemi. Ils longèrent en un éclair la face interne de la Barrière de la Sérénité, arrivèrent au bout et lâchèrent en deux courtes bordées toute la charge prescrite, puis virèrent de bord et s’éloignèrent à vitesse maximale, laissant derrière eux les étoiles de plus en plus espacées et la Falaise Scintillante pour s’enfoncer dans les cieux déserts du Golfe Morne.

Ils enregistrèrent le départ de navires ennemis qui, stationnés près du système du Monde de Schar, se lançaient à leur poursuite, mais ces derniers les avaient détectés trop tard ; ils n’eurent aucun mal à distancer le faisceau-sonde de leurs lasers de pistage. Leur mission accomplie, ils se dirigèrent vers l’autre bout du Golfe. On n’avait pas dit aux Mentaux de bord (ni à l’équipage humain réduit, présent plus par plaisir que par nécessité) pourquoi ils devaient faire sauter dans le vide des bombes fort coûteuses, expédier des décharges SOERC sur les drones-cibles de l’ennemi, lâcher des nuages d’EAM ou de gaz ordinaire et laisser sur place toute une série de petits vaisseaux-balises incapables de se propulser eux-mêmes, et qui n’étaient guère plus que des navettes non habitées, bourrées de matériel de transmission. Le but global de l’opération était de produire un petit nombre de déflagrations spectaculaires, ainsi qu’un éparpillement de noyaux de radiations et de signaux émis sur un large spectre avant que les Idirans ne viennent nettoyer les débris, et faire sauter ou arraisonner les vaisseaux-balises.

On leur avait demandé de risquer leur vie au cours d’une mission terroriste absurde apparemment destinée à convaincre la galerie qu’on s’était battu dans un endroit désert, alors qu’il n’en était rien. Et cette mission, ils s’en étaient acquittés.

Que mijotait donc la Culture ? Les Idirans semblaient adorer les missions suicides. On avait souvent l’impression que, pour eux, toute autre forme d’expédition prenait des allures d’insulte. Mais la Culture ? La Culture au sein de laquelle le mot « discipline » était tabou, même dans les forces armées, et dont les sujets voulaient toujours savoir pourquoi ceci et pourquoi cela ?

Dire qu’on en était arrivé là…

Les deux navires traversaient le Golfe à grande vitesse en échangeant des propos animés. À bord de chacun, des discussions échauffées opposaient les membres d’équipage.

Il fallut à la Turbulence Atmosphérique Claire vingt et un jours pour franchir la distance qui séparait Vavatch du Monde de Schar.

Wubslin les passa à réparer l’appareil de son mieux, mais ce dont il avait vraiment besoin, c’était une bonne révision complète. S’il demeurait structurellement sain, si les installations subvenant aux besoins vitaux des passagers fonctionnaient à peu près normalement, l’état général de ses circuits s’était dégradé, encore qu’on ne constatât aucune panne catastrophique. Les unités-gauchissement marchaient de façon un peu moins régulière qu’avant, les moteurs à fusion ne pouvaient plus fonctionner dans l’atmosphère – ils leur permettraient d’atterrir sur le Monde de Schar et d’en redécoller, mais il ne fallait pas compter sur eux pour se maintenir plus longtemps dans les airs –, et les capteurs avaient vu leur nombre et leur efficacité chuter à un niveau proche du minimum opérationnel.

Malgré tout, songeait Horza, on s’en est tirés à bon compte.

Une fois qu’il eut pris la TAC sous son contrôle, Horza put déconnecter les circuits d’identification de l’ordinateur de bord. Il ne fut pas non plus obligé de mentir à la Libre Compagnie : au fil des jours, il se métamorphosa afin de se rapprocher un tant soit peu de son apparence d’origine. Il le fit pour Yalson, et pour les autres aussi. En réalité, il adopta un compromis entre Kraiklyn et l’aspect qu’il présentait avant que la TAC n’atteigne Vavatch, dans une proportion deux tiers/un tiers. Quant au troisième tiers, s’il le laissa évoluer et s’épanouir sur son visage, ce n’était pas pour les passagers mais pour une Métamorphe appelée Kiérachell, dont il espérait qu’elle le reconnaîtrait lorsqu’ils se retrouveraient, une fois sur le Monde de Schar.

— Pourquoi as-tu cru qu’on t’en voudrait ? lui demanda un jour Yalson dans le hangar de la TAC.

Ils avaient installé un écran-cible à un bout de la salle et entrepris de tester leurs lasers. Le projecteur intégré à l’écran leur fournissait des images sur lesquelles ils devaient tirer. Horza regarda la jeune femme.

— C’était votre chef.

Yalson rit.

— C’était le patron ; combien de patrons peuvent se dire aimés de leur personnel ? Nous formons une entreprise, Horza, et même pas une entreprise qui marche, en plus ! Kraiklyn a réussi à nous obliger à tous prendre notre retraite prématurément. Le seul à qui il fallait mentir, c’était le vaisseau, merde !

— Je sais, répondit Horza en visant une silhouette humaine qui filait à toute allure sur l’écran.

Le point d’impact du laser demeura invisible, mais l’écran sut le détecter et s’illumina sur-le-champ. Touchée à la jambe, la silhouette trébucha sans tomber : demi-marque.

— C’est vrai, reprit Horza, il fallait que je leurre le vaisseau. Mais je ne voulais pas courir le risque que l’un d’entre vous déclare tout à coup sa loyauté envers Kraiklyn.

Le tour de Yalson était venu, mais c’était Horza qu’elle regardait, et non l’écran.

Les codes d’accès personnalisés du vaisseau avaient été contournés, et pour s’en adjuger le contrôle, on n’avait désormais plus besoin que du code numérique (que seul Horza possédait) ainsi que de la petite bague qu’il portait, celle qui avait appartenu à Kraiklyn. Il leur avait fait une promesse : en arrivant sur le Monde de Schar, et s’il n’y avait pas d’autre moyen de quitter la planète, il imposerait à l’ordinateur de bord d’outrepasser ses propres restrictions d’accès au bout d’un certain délai, pour que la Libre Compagnie ne se retrouve pas coincée s’il ne ressortait pas des tunnels du Complexe.

— Tu nous l’aurais dit, hein, Horza ? Je veux dire : tu aurais bien fini par nous dire la vérité, non ?

Horza comprit ce qu’elle sous-entendait : « Est-ce que tu me l’aurais dit à moi ? » Il posa son arme et la regarda droit dans les yeux.

— Pas avant d’être sûr, dit-il. Sûr du vaisseau et sûr de ses passagers.

C’était une réponse honnête, mais était-ce la meilleure ? Il voulait garder Yalson ; ce n’était pas seulement sa chaleur qu’il voulait, sa chaleur dans la nuit rouge du vaisseau, mais aussi sa confiance, son affection. Or, elle restait distante.

Balvéda était toujours en vie, ce qui ne serait peut-être pas arrivé si Horza n’avait cherché à conserver la considération de Yalson. Il en avait parfaitement conscience, et cette idée ne manquait pas de l’emplir d’amertume. Il se trouvait cruel, minable. Mais il aurait tout de même préféré en être sûr plutôt que se retrouver constamment confronté à cette maudite incertitude. Il n’aurait su dire si la logique dépassionnée du jeu auquel ils jouaient voulait que la femme de la Culture périsse ou bien qu’elle reste en vie, ni même si – étant donné que la première solution semblait confortablement évidente – il aurait été capable de la tuer de sang-froid. Il y avait longuement réfléchi, mais ne savait toujours pas répondre. Il espérait seulement que les deux femmes ignoraient l’une comme l’autre tout ce qui avait pu lui traverser l’esprit à ce sujet.