— De quel camp s’agit-il ? demanda Horza en souriant. Celui de la vérité, de la justice ?
— Ni l’un ni l’autre, en fait. (Elle sourit sans le regarder.) C’est tout bêtement le camp… (Un haussement d’épaules.) Le camp de la vie. Cette fameuse évolution dont tu parlais. Tu disais que la Culture s’était enlisée, qu’elle avait atteint le fond de l’impasse. Dans ce cas, peut-être allons-nous perdre, en fin de compte.
— Ça alors, mais je vais finir par te rallier à la cause des bons contre les méchants, Pérosteck, lança-t-il d’un ton un tout petit peu trop cordial.
Elle eut un mince sourire, puis ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa et regarda ses mains. Horza chercha comment poursuivre la conversation.
Un soir, alors qu’il leur restait six jours de voyage – l’étoile du système brillait d’un bel éclat devant eux, même en mode normal –, Yalson vint le retrouver dans sa cabine.
Il ne s’y attendait pas, et les petits coups qu’elle frappa à sa porte le tirèrent de l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil où il était plongé, en l’inondant d’une sueur froide qui le laissa momentanément désorienté. Puis il la vit s’afficher sur l’écran de la porte et lui ouvrit. Elle entra en toute hâte, referma la porte et vint le serrer dans ses bras, sans un mot. Lui restait planté là, cherchant à se réveiller tout à fait et à comprendre ce qui lui arrivait. Comment en étaient-ils arrivés là ? Il n’avait remarqué aucune montée de tension entre eux, pas le moindre signe, nulle allusion, rien…
Yalson avait passé la journée dans le hangar à faire des exercices, avec sur le corps toute une série de petits capteurs. Il l’avait vue peiner, transpirer, s’épuiser en examinant d’un œil critique ses cadrans et autres écrans de contrôle, comme si son corps était une machine comparable au vaisseau et qu’elle le mît à l’épreuve au risque de le détruire.
Ils passèrent la nuit ensemble. Mais, comme pour confirmer les efforts qu’elle s’était imposés pendant la journée, Yalson sombra presque aussitôt couchée ; elle s’endormit là, dans ses bras, tandis qu’il la couvrait de baisers et de câlineries, heureux de sentir à nouveau l’odeur de sa peau après une séparation dont il avait l’impression qu’elle avait duré des mois. Il resta longtemps éveillé à l’écouter respirer, à la sentir remuer très légèrement dans ses bras, à écouter les battements de son cœur se faire de plus en plus lents à mesure qu’elle s’enfonçait dans le sommeil.
Au matin ils firent l’amour, puis, en la serrant contre elle pendant que la sueur séchait sur leurs corps et que leurs cœurs ralentissaient, il lui demanda :
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Le vaisseau bourdonnait faiblement tout autour d’eux.
Elle l’étreignit encore plus fort et secoua la tête.
— Rien, répondit-elle, rien de particulier. Rien d’important. (Il sentit son haussement d’épaules ; elle détourna la tête vers la cloison vibrante de la cabine et l’enfouit au creux du bras de Horza. D’une toute petite voix elle ajouta :) Tout. Le Monde de Schar.
Il restait trois jours de voyage ; dans le hangar, Horza regardait les membres de la Libre Compagnie s’entraîner au tir sur l’écran de simulation. Neisin s’abstenait, pour la bonne raison qu’il refusait catégoriquement de se servir de lasers après ce qui s’était passé au Temple de la Lumière. À Évanauth, au cours de ses rares périodes de sobriété, il s’était reconstitué un stock de chargeurs de micro-projectiles.
Après l’entraînement au tir, Horza demanda à chacun des mercenaires de tester son harnais anti-g. Kraiklyn en avait acquis tout un lot à bon compte, en insistant pour que les membres dont la combinaison était dépourvue d’unité anti-g lui en rachètent un – à prix coûtant, selon ses dires. Horza s’était tout d’abord montré sceptique, mais les unités semblaient en bon état et s’avéreraient certainement utiles pour l’exploration des puits les plus profonds du Complexe de Commandement.
Il était à présent rassuré : s’il le fallait, les mercenaires le suivraient dans les entrailles du Complexe. Après l’inaction prolongée qui avait suivi les événements spectaculaires de Vavatch, plus la routine assommante à laquelle se résumait la vie à bord de la Turbulence Atmosphérique Claire, ils aspiraient à quelque chose de plus passionnant. Tel que le leur avait (honnêtement) décrit Horza, le Monde de Schar semblait assez prometteur. Au moins, il était peu probable qu’on ait à se battre ; personne (y compris le Mental que Horza devait chercher, et qu’ils l’aideraient peut-être à trouver) n’allait se mettre à tirer dans tous les coins. Pas avec un Dra’Azon dans les parages.
Le soleil qui régnait sur le système du Monde de Schar resplendissait devant eux, plus que tout autre objet céleste. La Falaise Scintillante n’était pas visible, car ils se trouvaient toujours à l’intérieur du bras spiral, orientés vers l’extérieur ; toutefois, on remarquait aisément que les étoiles étaient soit très éloignées, soit très proches. Entre les deux, c’était le désert.
Horza avait modifié à plusieurs reprises la trajectoire de la TAC tout en la maintenant dans une direction générale qui, sauf s’ils changeaient abruptement de cap à un moment donné, les amènerait à moins de deux années-lumière de la planète. Il s’apprêtait à virer de bord le lendemain et à amorcer la descente. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans incident. Ils avaient traversé les champs d’étoiles éparses sans rien rencontrer qui sorte de l’ordinaire : ni messages ni signaux, nulle déflagration lointaine annonçant quelque affrontement, nul sillage trahissant un vaisseau en gauchissement. Le secteur semblait calme, sans perturbation aucune, comme s’il ne se passait rien d’inhabituel : les étoiles naissaient et mouraient, la galaxie accomplissait sa révolution, les trous noirs se convulsaient, les gaz tourbillonnaient. La guerre, dans le silence qu’ils traversaient à grande vitesse et dans le rythme jour-nuit artificiel qui composait leur environnement factice, la guerre semblait être le produit de leur imagination collective, une espèce de cauchemar inexplicable que, pour une raison ou pour une autre, ils avaient partagé, ou peut-être fui.
Horza avait cependant programmé le vaisseau pour rester aux aguets et donner l’alarme au premier signe de complications. Il était peu probable qu’ils rencontrent quoi que ce soit avant d’arriver à la Barrière de la Sérénité, mais si tout y était aussi calme et paisible que le sous-entendait ce nom, il envisageait de ne pas foncer tout droit sur la planète. Dans l’idéal, il aurait voulu rejoindre les éléments de la flotte idirane censément présents dans le secteur, ce qui résoudrait la plupart de ses problèmes. Il leur remettrait Balvéda, s’assurerait que Yalson et les autres ne risquaient rien, leur donnerait la TAC et prendrait livraison du matériel spécial promis par Xoralundra.
Ce scénario lui permettrait également de rencontrer Kiérachell seul à seule, sans la gêne que pouvaient représenter les autres mercenaires. Il pourrait être lui-même, sans concession envers le Métamorphe que connaissaient Yalson et la Libre Compagnie.
Deux jours avant la fin du voyage, la sonnerie d’alarme du vaisseau retentit. Horza sommeillait dans son lit ; il sortit en courant de sa cabine et se précipita vers la passerelle.
Dans le volume d’espace qui s’étendait devant eux, on aurait dit que se déchaînait toute la fureur de l’enfer. Ils furent submergés par un flot de lumière signalant une annihilation : les radiations caractéristiques des armes qui explosaient. Elles furent analysées par les capteurs du vaisseau. Tantôt pures, tantôt mixtes, elles permettaient de repérer les missiles qui explosaient tout seuls et ceux qui sautaient en entrant en contact avec un autre objet. La substance même de l’espace tridimensionnel tressaillait sous l’impact des décharges de gauchissement et forçait le pilote automatique de la TAC à désengager ses moteurs toutes les quatre ou cinq secondes afin qu’ils ne soient pas endommagés par les ondes de choc. Horza boucla ses sangles et coupa tous les systèmes auxiliaires. Wubslin apparut dans l’encadrement de la porte menant au mess.