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Il pensa : « Blaise, ça ne sonne pas comme l’italien Biagio. Comme si je m’appelais Charles. Il faut dire san Biagio, c’est mieux. Pauvre Blaise, si lourd, si sourd, un peu benêt — rien de commun avec Biagio son double ingénieux, qui a rendu un tel service à la veuve. » Le sujet du tableau qu’il allait voir l’intriguait. Qu’était-ce que ce petit cochon perdu et retrouvé ? Il s’en moquait. Et la veuve ? Des choses qui arrivent. Lui était bien orphelin, et deux fois de suite, il n’en avait jamais pleurniché. Il ne s’était pas mis à l’élevage des porcelets. Il n’était pas venu non plus embêter san Biagio avec ses histoires.

Partir à la recherche de ces panneaux de peuplier peints en Toscane il y a des siècles, émiettés à travers le monde, n’était nullement une « quête ». Rien à découvrir en effet qui fût neuf ; il ne faisait que suivre les travaux des historiens de l’art, sans chercher quoi que ce soit. Et il était sûr de trouver. Il s’était assigné un but, extrêmement aisé à atteindre. Tout devait rester simple. Un de ces voyages où le plaisir qu’on prend à se donner un peu de peine vient de la certitude de parvenir à bon port. Il n’entrait pas non plus dans ces faciles fadaises : le voyage initiatique, le chemin qui mène au grand Tout — au terme duquel on ne doit pas manquer de se trouver soi-même. Lui voyageait pour son plaisir. Il se dit : « Si c’était le rôle de ma vie, mon grand air ? Don Carlo. »

L’endroit se prêtait peu à la profondeur d’âme. Un lourd rideau rouge, brodé d’or, tombait dans sa tête avec un vacarme de velours. Puis vint l’image toute faite : légèreté, mondanité, frivolité, argent surtout. La réputation de Lugano retentissait jusqu’à Washington. Eau fraîche, soleil, collection de tableaux comme n’importe quelle autre collection d’objets de luxe, en mieux : argenterie du XVIIIe siècle, grosses motos, montgolfières, animaux sauvages. L’heureux propriétaire de la Villa Favorite où se trouvait le musée, il l’avait déjà vu photographié dans les magazines financiers : bras croisés, blazer, devant la fenêtre ouverte sur le lac, dans un salon à la française entre deux commodes Louis XV et des tableaux de Guardi. Comment Carlo se souvenait-il de Guardi ? Une photographie qui ne passe pas inaperçue aux yeux américains, exercés à la décrypter : la vieille Europe dans ce qu’elle a de mieux, le titre, suggéré par les armoiries visibles dans le fer forgé du balcon, la tenue de yachtman qui rappelle aux lecteurs de gazettes que l’intéressé est habitué à faire des croisières avec le comte de Barcelone, l’ameublement et les toiles qui signifient le « grand goût » dans sa forme la plus classique, la plus sage et rassurante, la fortune matérialisée par ce paysage calme du lac suisse. Carlo se mit un instant dans la peau du jeune loup de Wall Street, inculte, arriviste, fantaisiste, errant la nuit dans New York, qui tombe sur cette image d’un journal de modes abandonné par sa femme dans le salon de l’appartement de petite taille qu’ils viennent d’acheter sur la cinquième avenue. Carlo frémit à la pensée de tant de clichés se contemplant. Mais il pensa aussi à Jacqueline Mikhaïloff, la collectionneuse de tableaux amie de Gossec et de Warhol, qui lui avait montré cette photographie : clichés peut-être, mais bien réels.

Le propriétaire publiait ces années-là dans la presse qu’il allait déménager, lui et toutes ses collections. Il n’exposait à la Villa Favorite que ses maîtres anciens. Il possédait autant d’œuvres du XXe siècle, qu’il ne montrait pas au public faute de murs pour les accrocher. Le gouvernement cantonal ayant fait comprendre qu’il ne débourserait rien pour offrir au richissime un nouveau musée qui serait un palais de plus, le départ de la collection fut décidé. L’Europe, en grand secret, défila à Lugano : un désastreux conseiller technique français au cabinet du ministre de la Culture à qui il fallut rembourser sa note d’hôtel, le prince de Galles en personne, érudit charmant qui caressa les plantes de la serre, des émissaires russes, amis de longue date, qui posèrent des questions sur le prince de Galles et ne regardèrent pas les tableaux, le nonce apostolique accompagné d’un inconnu qui était l’un des deux régents élus de la République de Saint-Marin, membre du parti communiste. Du beau monde. Contre tout pronostic, ce fut le roi d’Espagne qui emporta cette partie artistico-diplomatique — et l’on découvrit à cette occasion qu’il était peut-être homme de goût, ce dont nul ne s’était rendu compte à en juger par l’ordonnance de ses appartements à la Zarzuela. Carlo s’interrompit : « Je finis par être aussi bêtement snob que ma petite Marge avec mes discours de diplomate raté, et si je lâche un jour une phrase comme celle-là, et qu’elle est répétée, c’est un coup à ne pas être réinvité. » Carlo, pas snob pour un sou, on le voit, blêmit quand même. Ce bavardage mondain faisait taire ses angoisses, qui étaient revenues à l’assaut dans l’avion. Sa vie était aussi dispersée que les panneaux du Maître de l’Observance.

« Vous avez mal à la gorge ?

— Non, pas le moins du monde. Pourquoi ?

— Vous voyant rester si longtemps devant cette peinture, je vous croyais en oraison.

— Parce que San Biagio guérit les maux de gorge ? »

Carlo prenait pour règle de répondre comme à un vieil ami à toute personne inconnue qui l’abordait. Technique parfois fructueuse dans sa profession. Comme son interlocuteur avait l’air affable et d’en savoir long, il jugea que cela méritait d’engager conversation. Il expliqua qu’il ne toussait pas pour le moment, qu’il saurait, grâce à lui, à quel saint se vouer à l’approche de l’hiver, se risqua à avouer, l’air un peu gêné et à voix basse, ce qu’il faisait ici — ce tour d’Europe impromptu pour voir des peintures, on aurait pu le prendre pour un déséquilibré ou un richissime amateur — et parla du Maître de l’Observance.

Allemand ou Suisse, visage ridé autour des yeux, mèche blanche sur le front avec quelques fils blonds, l’homme habitait Lugano et venait tous les jours à la villa. Il ne se lassait pas de visiter ces salles. Rarement Carlo avait rencontré quelqu’un qui correspondît à ce point au type du vieillard bien mis : costume croisé d’un gris on ne peut plus foncé, chemise bleutée et cravate de grenadine outremer. Rien pourtant du vieux beau, plutôt quelque confrère diplomate retraité plus avancé en âge, auprès de qui Carlo pourrait prendre des leçons, un pur espion à la retraite. L’habitude de monologuer avait formé sa conversation en une manière de dialogue entre le père noble et son ombre. « Me méfier de ne pas finir comme cela », se dit malgré tout Carlo. Assis devant la villa, comme les derniers touristes partaient, on leur servit des rafraîchissements. L’homme affirma :

« Le Maître de l’Observance n’existe pas. »

Un temps d’arrêt, il sembla humer le vent qui couchait les arbres sur les rives. Carlo, interdit, sentait qu’allait venir la suite et se garda de l’interrompre.

« Vous connaissez l’histoire ? Vous êtes allé à Sienne ? On vous le dira là-bas. Il ne porte pas de nom parce qu’il n’existe pas. Vous avez déjà entendu parler de Bernard Berenson ? Américain pourtant, comme vous. Il vivait près de Florence dans une villa suspendue au-dessus de Fiesole, sur les collines. Settignano, la villa I Tatti. C’est maintenant un musée qui appartient à Harvard. Mais vous n’êtes peut-être pas de Harvard ? Yale ? Princeton ? Il y recevait ses amis du monde entier, posant un peu trop, selon moi, au patriarche de l’esthétisme. Berenson a d’abord été un garçon pauvre, à Chicago, je crois, non, Boston. Ses parents avaient émigré d’Europe centrale, son père faisait profession de ferrailleur et chaudronnier. Juifs pieux sans sou ni maille, plutôt indésirables en Lituanie à cette époque. Le mirage de l’Amérique agit. Le jeune Bernard Berenson fit de très brillantes études à Harvard, découvrit l’art. Il s’enthousiasma pour les italiens, Giorgione d’abord, en qui il voyait toute la Renaissance réfléchie en un miroir. Le goût pour les siennois vint ensuite. Ses camarades se cotisèrent et lui offrirent son premier voyage pour venir voir ce qu’il aimait, car on ne trouvait guère de bonne peinture aux Etats-Unis à cette époque. Nul mieux que lui n’a parcouru l’Europe, avec frénésie. Vous y passez quelques jours me dites-vous, et je ne saurais me moquer de votre pèlerinage passionné sur les pas de celui que vous appelez le Maître de l’Observance. Berenson y passa sa vie. À les traquer, les Sassetta, les Botticelli, les Ghirlandaio, Cima da Conegliano ou Vincenzo Catena, qui soit dit en passant est un peu, à mes yeux, un Cima da Conegliano du pauvre. Il en fit pourtant acheter un à madame Gardner, dont il a pour ainsi dire fait la collection. Vous êtes allé au musée Gardner de Boston ? Oh, allez-y, c’est un endroit incroyable. Je m’étais échappé il y a bien des années d’une conférence qui s’était tenue là-bas pour aller le visiter. C’est un capharnaüm, l’antre de l’antiquaire de Balzac n’est rien en comparaison. Imaginez-vous une fausse villa vénitienne, avec des proportions abracadabrantes, de vos briques rouges partout, des moulures, des stucs, des frontons récupérés Dieu sait où, deux palmiers tout étonnés de pousser au milieu de la cour. Madame Gardner y faisait accrocher en désordre les tableaux dont Berenson lui conseillait l’achat. Au centre de la pièce principale, un portrait d’elle. Le tout pris dans une telle gangue de boiseries, de fautes incroyables dans le mobilier, fauteuils à capitons, abat-jour en perles et autres merveilles de cette farine. Tout au contraire d’ici. On sent que cette collection se fait avec rigueur. Vous avez vu cette petite poterie de majolique placée sous un portrait de Memling au revers duquel on voit un vase presque semblable.