Выбрать главу

— C’est un peu “esthétique”, ça ?

— Au contraire. L’esthétisme aboutit au bric-à-brac, au Fernand Léger accroché au-dessus d’une commode Boulle, mais vous savez cela aussi bien que moi (le visage de Carlo n’exprima rien). Non, tout ce qu’on pourrait reprocher aux agencements imparables du propriétaire de ces lieux, c’est que la majolique véritable rend un peu anecdotique le Memling, on ne peut pas s’empêcher de regarder l’un par rapport à l’autre. C’est diminuer l’œuvre en la mettant sur le même plan qu’une jolie cruche. Enfin, rien de comparable toutefois au Gardner Muséum. Imaginez-vous que j’ai eu besoin de le visiter deux fois. Après un premier parcours des salles, j’avais l’impression de n’avoir rien vu : les capitons, les boiseries faites à la machine, les armures astiquées, les japonaiseries m’avaient caché les Rembrandt. Ce Vermeer si beau qu’on a volé l’année dernière ! Dans un tel encombrement d’objets, les gangsters y voient plus clair que le gardien. Et le Fra Angelico accroché dans l’embrasure d’une fenêtre, il faut se pencher pour le voir, je suis sûr qu’il s’abîme. Quel crève-cœur ! Comment peut-on tolérer cela deux minutes ? Dans son testament, Isabella Stewart Gardner a interdit qu’on déplace une seule œuvre. Ce qui vaut une jolie étiquette sur un tondo de marbre blanc : “Travail italien, début du XXe siècle” ! Quand un conservateur un peu avisé a voulu bouleverser l’ordre de ces choses, devinez qui il a eu contre lui : vos ligues féministes. On osait toucher à cette construction, entièrement voulue par une femme : comme si un musée c’était une œuvre d’art. Bien sûr, on a raconté bien des choses, qu’à la fin de sa vie Berenson avait négocié, dirions-nous, quelques attributions de complaisance. Est-ce si grave ? C’était aussi un marchand de génie. »

Carlo était un peu agacé. On le prenait pour un imbécile, il était sûr que Marge et lui auraient trouvé très beau le musée Gardner. Il se demanda si ce n’était pas ce petit vieillard qui avait volé le Vermeer de Boston dans un souci de salut public et de conservation du patrimoine de l’humanité, comme disaient, à Paris, ses collègues de l’Unesco. Au doigt de son interlocuteur, Carlo remarqua deux alliances, pensa « bigame » avant de se dire « un veuf ». Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas écouté parler un vieillard. Il n’était entouré que de jeunes loups. Le plaisir prenait le pas sur l’impatience. L’émotion amusée d’entendre ce petit homme parler le français en des phrases si longues, décousues, qui se perdaient, qu’il retrouvait comme par inadvertance, et ponctuait de « vous savez », à son adresse, pour lui, Carlo, qui ne savait rien.

« Mais j’en reviens, si vous voulez, à Sassetta et au mystère de l’Observance. Oui, vous vous souvenez, Stefano di Giovanni, “peintre siennois de la légende franciscaine”, c’était au début du XXe siècle, dans les premiers numéros du Burlington Magazine, les temps héroïques de cette grande revue d’art. Berenson, en quelques articles, attribua magistralement un ensemble de peintures qui, selon sa démonstration, revenaient à cet artiste de la deuxième génération de l’école siennoise, un peintre qui jusqu’alors n’était plus qu’un nom dans les textes. Un nom, d’ailleurs, que l’on aurait peine à trouver mentionné avant le XVIIIe siècle sous cette forme : Sassetta, “la petite pierre”. On aurait pu aussi bien dire : “le Maître de la Madone des Neiges”, du nom d’une de ses œuvres, celle que je trouve la plus belle. Des Sassetta, on peut en voir à Sienne, à la Pinacothèque naturellement mais aussi dans la collection Chigi-Saraceni. Il en reste un dans la villa de Berenson, et il y a dans la collection Contini-Bonacossi, à Florence — sur laquelle il y aurait tant à dire, qui vous intéresserait, parce que sans Contini, vous n’auriez pas eu la collection Kress qui fait votre fonds à la National Gallery de Washington — ma Madone des Neiges, où l’on voit un ange faire une boule de neige comme un enfant, c’est à côté du palais Pitti, un bâtiment qu’il faut se faire ouvrir, vous en avez au Louvre, à Munich, à Chantilly dans la collection du duc d’Aumale — une collection qui ressemble au Gardner en ce que l’on ne peut y déplacer aucun cadre. Le duc d’Aumale, le plus jeune fils du roi Louis-Philippe, en avait fait don à l’institut de France au détriment de ses neveux qui n’avaient pas grande lueur intellectuelle. Cas de déshérence culturelle. On croise encore actuellement, paraît-il, dans les salles de Chantilly, les avocats de la famille d’Orléans qui viennent inspecter si l’on n’a touché à rien. Autrement, tout cela leur retournerait, imaginez un peu ce que cela représente aujourd’hui, l’héritage du duc d’Aumale, trois Raphaël parmi les plus beaux, et un Sassetta. Saint François d’Assise dans sa bure face à dame Pauvreté. Cela vaut une fortune. Du moins ainsi les collections du duc d’Aumale ne furent-elles pas dispersées. Lorsque la donation Contini-Bonacossi a été acquise aux Offices, Florence ne trouva rien de mieux que d’en faire vendre une partie. C’est ainsi que le beau plafond de Tiepolo, le Triomphe de la noblesse, est arrivé à Pasadena, en Californie, dans la collection d’un fabriquant de soda. Vous n’avez jamais visité cela ? »

Carlo ne l’écoutait plus vraiment. Il se laissait bercer par cette voix qui racontait des histoires. Il regardait le paysage.

« Dites-moi, je connais votre pays mieux que vous, on dirait. Oh, je ne la critique pas cette collection de Pasadena, on y note un effort de goût plutôt louable, mais ce n’est pas cela, comment vous dire, il y a toujours le détail qui ne va pas : pas tellement les Bourgeois de Calais dans le jardin à la japonaise à côté de la route, on s’y ferait je crois. Par exemple, cet homme possède un superbe Gauguin. Eh bien, vous ne me croiriez pas, il se trouve que ce tableau a servi de modèle à un timbre des postes françaises, et en dessous du tableau, il y a une petite vitrine pour le timbre, sur une “enveloppe premier jour”, parce que cela vaut un peu plus cher, j’imagine. Croyez-moi, quand on a vu cela, il faut faire un bref effort d’abstraction pour admirer le Gauguin. Certains de vos compatriotes sont de grands enfants à nos yeux. C’est qu’il y en a, des Américains originaux, plus que tous les Anglais du club de Philéas Fogg. Tenez, le duc d’Aumale, il aurait mérité d’être américain. Ne dit-on pas d’ailleurs que son père, quand il était duc de Chartres, chassé de France par la Révolution, lui avait donné des demi-frères peaux-rouges lors de son séjour chez vous ? Le charme des naturelles, c’était la mode. Tocqueville, il le raconta à son meilleur ami Gustave de Beaumont, trouvait qu’elles ressemblaient bien peu à l’Atala de son bon oncle Chateaubriand. C’était pour cela qu’il s’était embarqué, la rencontre avec les naturelles aux environs de la cataracte de Niagara : il décrit son désappointement devant les premières indigènes qu’il rencontra, vieilles, édentées, les seins en gants de toilette. Il décida de se consacrer tout entier à l’écriture de La Démocratie en Amérique. Je n’ai connu qu’un Indien, très original, le seul je crois bien à avoir fait fortune, il se faisait passer pour un émir d’Arabie, mais cela ne trompait personne. Il était allé jusqu’à apprivoiser des dromadaires qu’il laissait batifoler partout dans sa villa de Newport, comme le petit Louis XIII, dans son palais du Louvre, avec le chameau donné par monsieur de Nevers dans la galerie du bord de l’eau.