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Carlo tortura les deux filles en les obligeant à parler italien — elles venaient de Harvard et ne s’en tiraient pas trop mal, avec quelques mots de français au hasard des phrases, l’accent du Sud cimentant le tout. Carlo ne trouva même pas cela drôle, ni charmant. Il n’arrêtait pas de penser au tableau qu’il allait voir, il se moquait bien de Prague, de ses petits restaurants si typiques où quinze paires de Nike se retrouvent pour bâfrer la même assiette de ragoût à la sauce rouge au nom imprononçable conseillé dans le manuel : Belszinjava magyarossan. Il se demanda si à Prague il trouverait un marchand de stylos et si les plumes tchécoslovaques seraient dignes de sa collection.

Cette fois le Maître de l’Observance s’attaquait à un sujet difficile : le petit Jésus dans la crèche, c’est-à-dire le visage de Dieu. Comment avait-il fait : un bébé trop gras, comme la plupart des peintres ? Carlo ne rit même plus, ferma les yeux comme s’il s’endormait, face aux deux filles soulagées qui pensaient qu’enfin il allait se taire. Il pensa : « Un agent dormant. »

Il n’en pouvait plus. Même les petites tracasseries infligées aux autres ne le vengeaient pas du mépris éprouvé pour lui-même. Même le dédain qu’il témoignait à ces deux filles ne le distrayait pas de la haine qui croupissait au-dedans de lui. Pauvres innocentes, et lui pauvre type.

Dans cette aventure lamentable, il ne se reconnaissait que trop bien. Il commença la liste de ses défauts. Vanité, dissimulation, maladresse, snobisme démodé, manque d’esprit d’aventure — ah ! la « mentalité pionnière » ; elles, les deux d’en face, devaient en déborder. Il y fit correspondre la litanie de ses échecs. Sarah qu’il avait joué à aimer, pour se donner un peu de lustre, sur le campus, devenue claveciniste de renom — il n’avait jamais pris très au sérieux ses pianotages —, Jessica, la première secrétaire qu’il avait eue à Washington, Karen, sénatrice du Texas, militante des droits des femmes, avec laquelle il était resté quinze jours espérant qu’il ferait carrière à côté d’elle, Marge, la femme de sa vie, avec laquelle il se sentait tant en commun et à qui, la semaine passée, il n’avait plus rien eu à dire. Et hier, Irène. Une erreur. Il prospectait : quelles éventualités lui restait-il pour les jours à venir ? Pas comme conquêtes féminines bien sûr, plutôt comme chances de survie. Pendant que les deux filles du train seraient à Venise cherchant à se loger dans le quartier de Cannareggio, Marge sur la route de Washington, Irène au diable, dans quel coin de l’Europe irait-il traîner ? Le premier avion le conduirait au fond de la Chine, il n’aurait qu’à s’y consacrer à l’architecture des temples ou aux porcelaines. Réciter les dynasties. Veule depuis toujours, menteur, hâbleur, arriviste comme tout le monde, mais depuis peu, voulant parvenir, sans vraiment savoir où, il n’était pas capable, dans ce train d’Europe centrale, d’imaginer qu’il pût changer de direction. Carlo se mit à trembler. Il appuya au creux de ses épaules pour se calmer. Il se fit mal et les frissons ne cessèrent pas.

Une idée : retrouver Irène, se venger. « Si tu veux Irène, prépare-toi à la guerre. » Nécessité : la poursuivre. Elle n’avait pas dû rentrer aux États-Unis, elle avait filé à l’ambassade de Budapest. Il descendrait du train à Bratislava. Elle avait prononcé ce nom, pourquoi ? Oui, c’est là qu’elle devait être, Bratislava. Escomptant peut-être qu’il s’y arrêterait. Du coup, il imagina que c’était elle qui le pistait. Il n’y comprenait rien. Quelque chose lui échappait. Il s’échappait.

Pourquoi continuer ce voyage ? Il l’ignorait, mais, à travers la confusion de ses pensées, l’envie de voir le tableau était la seule qui surnageât. Les yeux clos, il revoyait les peintures du Maître de l’Observance. « Quand on n’a jamais aimé l’art et que l’on n’y connaît rien, pourquoi tombe-t-on amoureux d’un tableau ? »

Faire un effort pour se concentrer sur cette idée. Une planche de salut. En bois de peuplier, coupée, taillée et poncée à Sienne vers 1400. En faire une idée fixe, pour que toutes les autres idées deviennent mobiles, et s’en aillent.

Ou alors pour que tout ce qui se bousculait en lui vienne s’agglutiner sur cette idée : voir un panneau de bois peint par un inconnu à la Renaissance ; désir, d’un type nouveau pour lui, sans doute éphémère, que les autres idées, et les désirs qui pourraient lui rester, viennent s’y coller comme des mouches, s’y précipitent ; qu’il n’ait plus, ce désir singulier une fois satisfait, qu’à se débarrasser du tout. Oublier d’un bloc. Ne plus voir Irène, ne plus se demander où se trouvait Marge, ne plus s’intéresser à la peinture, ne plus collectionner ces saints jamais vénérés, ne plus revenir sur les lieux de sa jeunesse, ne plus entendre ses disques dans sa tête, s’interdire tout pèlerinage, accompagner peut-être de temps en temps Marge à Newport, pour lui montrer combien il l’aimait. Et avoir la paix. Comme il avait eu Irène. En silence.

Le matin, arrivée à la gare de Prague. Il avait laissé filer Bratislava pendant la nuit. Il pouvait très bien se passer d’Irène. S’il n’était pas descendu à Bratislava, c’est que ce n’était pas de la passion. Une foule d’habitants de la ville proposait en anglais des logements. Carlo ne s’attarda pas. Son obsession : trouver la Galerie nationale. Les salles d’attente en bois avaient encore un grand air d’Europe centrale, les bureaux du tourisme, flambant neufs, s’ornaient d’un portrait en noir et blanc du président. Un poète, auteur de pièces de théâtre. Il devait faire lui-même ses discours. Le vacarme empêchait Carlo d’avancer vers la sortie.

Confusion des langues, brouillard au-dessus de lui. Comme un saint Jérôme affolé qu’on aurait transporté dans Babel, Carlo passait son temps à traduire. D’une langue dans une autre, il mélangeait tout, dans les mêmes phrases. Où pouvait-on avoir du café ?

Revoir l’image d’Irène. Il écrivit le texte d’une comédie où il se laissait le beau rôle, composait le personnage d’un Carlo séducteur qui aurait expliqué à Irène qu’il devait partir, que leur aventure ne pouvait pas avoir de suite. Comme il n’avait pas déjeuné, l’estomac vide, il croyait d’autant mieux à sa farce et trouvait la lumière de Prague plus jolie que celle de Budapest. Que serait Sienne ? La Toscane ? Il voyait en rêve, tandis qu’il marchait, les traits de son visage, les lignes de ses mains, mais c’était sans y penser, sans que parvienne à la surface de son esprit le remords de l’avoir séduite ou le regret de l’avoir laissée. Il devait partir, elle le savait. Elle aurait compris qu’elle devait cesser de le suivre. Il se moquait de la mission qu’elle prétendait avoir. Il n’arrivait même pas à comprendre le discours tout prêt, la vulgate qu’il s’inventait, son esprit rempli de brume autant que l’immense place où il arrivait. Au fond, la statue de Jan Hus l’hérétique transperçait le matin à l’emplacement de son bûcher.

Carlo n’en avait cure, comme de toutes les formes du protestantisme bohémien, du concile de Constance, de ces vieilles maisons trop maquillées, la maison de l’alchimiste, l’horloge astronomique et autres curiosités. Il traversa. Il sourit. Cela le brûlait moins. Il pensa qu’il avait continué malgré lui à jouer à l’espion de cinéma, dans un de ces films embrouillés où l’on ne comprend pas tout — sa vie, vue sous l’angle le plus favorable, au bénéfice du doute — et où l’agent double charmeur tombe dans les bras de la créature lâchée à ses trousses. Le décor de l’Europe de l’Est, les lacs italiens, un ministre balte incognito, la promenade au parc d’attractions. Enfin, c’était à peu près cela, mutatis mutandis — l’expression latine favorite du père de Marge quand il voulait assimiler des choses qui n’avaient rien à voir, pour la beauté du raisonnement. Il se ressert alors un verre de brandy et juge de l’effet sur son auditoire. Carlo aurait aimé organiser une rencontre entre le père de Marge et le vieux ministre balte — il imagina leur colloque sur le ton de Jan mimant la conversation du prince de Valdat son grand-père avec son confesseur jésuite.