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Voragine-Jacques de, dominicain né à Varaggio sur la côte ligure vers 1230, mort en 1298, prédicateur devenu évêque de Bologne et archevêque de Gênes, auteur de la Legenda aurea recueil précieux des vies des saints selon l’ordre du calendrier qui connut un grand succès jusqu’au XVIe siècle. Il contribua à la réforme des mœurs de son clergé. »

Carlo se servit un verre et baissa le store pour ne plus voir le soir se faire sur Washington. Il ne savait trop ce qui l’avait pris de se lancer dans cette recherche ; il se retrouvait étudiant quand il passait la nuit blanche avec un paper à rédiger. Seul dans son appartement, il ferma les yeux. La vie des saints n’avait jamais été son fort, ni les légendes : certains guérissent, d’autres servent à des moments précis de l’existence. Il fit la liste de ce qu’il savait, bilan vite fait : saint Antoine pour les objets perdus, sainte Rita pour les causes désespérées, sainte Perpétue pour les procès qui s’éternisent et saint Expédit pour faire un peu presser les choses. Il ajouta encore saint Fiacre pour les jardiniers, car il avait vu sa statue dans une église de Santa Monica avec une bêche à la main et sainte Véronique pour la photographie, puisqu’elle est, le saint suaire de Turin en témoigne, l’inventeur du procédé. Rien pour saint Blaise, saint Jérôme. La Nativité, il voyait à peu près — avec dans l’esprit les volutes des crèches napolitaines des grands magasins Bloomingdales et l’arbre de Noël de Central Park. Son éducation religieuse était à reprendre ab initio ; mais combien étaient-ils de son année de Yale — parmi les catholiques, mais pour les autres religions ce n’était guère plus brillant — à en savoir plus que lui ? Si, les extrémistes des minorités, les Chiites, les Sikhs, les Ashkénazes, les Brahmanes, les Uniates, les Mennonites. C’était sans doute passionnant, il ne disait pas le contraire, mais c’était comme pour l’astronomie, il faudrait du temps. Pour les saints, il y aurait eu quand même son pauvre Jan qui en connaissait quelques-uns — chose normale, puisqu’il était probablement l’un d’eux (Jan, un petit prince européen au physique un peu étrange, son meilleur ami de Yale). Carlo ne comprenait pas trop comment il avait pu être l’ami d’un saint. Un saint de notre époque qui avait dû aimer en Carlo la fatuité, le vernis, les mauvaises blagues.

« Tu pars ? Pour longtemps ? Pour toujours ? demanda Marge le lendemain.

Elle riait.

— Un jour à Yale, répondit-il avec désinvolture.

— Mais tu détestes les réunions d’anciens, tu n’y vas jamais. Et tu as même mis ta vieille cravate de collège, on dirait mon père, tu sais.

— Pour une fois. »

L’important, c’était d’aller vite. Quand un espion doit faire le tour du monde, il n’a pas à s’attarder. Commencer un tour du monde incognito par une visite à son collège, c’était en outre relativement imprudent — un espion américain peut se promener à Prague en relative sécurité, sur le campus de Yale, il risque à chaque instant reconnaissances et identifications.

Dans le train, il pensa à l’entretien qui avait décidé de son engagement à la C.I.A., dès la fin de sa dernière année d’université. Son audace à cette époque, sa complète absence de vrais projets. Son ami Tim, un étudiant d’origine iranienne, avait couvert un des murs de sa chambre avec des lettres de refus des banques et cabinets d’avocats de tout le pays et méditait chaque soir devant son « mur des lamentations ». Carlo, à la sortie de Yale, avait eu de la chance : deux métiers, l’un secret, l’autre très envié. L’entrevue s’était déroulée en français, on l’avait fait parler de lui. Faites votre portrait en huit minutes. Il s’en était assez bien sorti. Huit minutes, du cake.

Avec une science professionnelle, il avait préparé son voyage. Jusqu’à ce détail de la cravate qui avait endormi la méfiance de Marge. Avec autant d’astuce et de maîtrise, il ferait mieux de la tromper. C’était de l’entraînement pour après le mariage, qu’elle se déciderait bien à lui proposer. À moins qu’il ne le fasse. Il chercha, pour faire travailler sa mémoire, les noms des personnages de cet opéra de Cimarosa, Le Mariage secret. On verrait. Fuyons d’abord. Horaires d’avion, plans des villes, trajets des trains, cartes de l’Italie, schéma décalqué de la basilique de l’Observance près de Sienne (Toscane), salles du Musée national de Budapest. Un soir, il avait tout su par cœur. Il était fin prêt. Il avait son rôle à jouer.

CHAPITRE 3

SAINT ANTOINE À YALE UNIVERSITY (CONNECTICUT)

Il méprisa d’ailleurs le monde qui est immonde, inquiet, transitoire, trompeur, amer.

Jacques de Voragine, Saint Antoine

Ce qu’il n’avait pas deviné, c’étaient les fantômes glacés attachés à ces lieux. Présences imprévues qui ne le gênaient pas, du moins au tout début de son pèlerinage. Il avait beau n’éprouver nulle nostalgie, il ne pouvait empêcher des images de revenir. Jamais, bien sûr, du temps de ses années de « collège », il n’était entré au musée de Yale. Pourtant, le petit saint peint par le Maître de l’Observance, il le connaissait. Jan, petit saint à sa manière, l’avait eu si longtemps en carte postale au-dessus de son bureau. Jan et lui étaient à cette époque les seuls Européens du collège de Saybrook — un des douze qui composent Yale. Quel écrivain anglais a dit que pour épurer la littérature nationale, il suffirait d’interdire pendant quelques années les romans de collège ? Les souvenirs que Carlo gardait de cette époque n’avaient rien à voir avec des souvenirs de classe, ces récits d’étudiants avec leurs petites histoires nouées entre les réfectoires, le gymnase et les suites de chambres de l’internat.

Cela n’était pas si lointain, dix ans à peine. Il se souvint de quelques amis, de ses voyages de jeune homme — un été à Saint-Martin, l’Argentine avec l’équipe —, de visages, des rues du campus en hiver, quand la neige mettait si bien en valeur l’architecture néo-gothique des bâtiments, qui dataient des années 1930 — néo-néogothique, et d’aspect tellement vénérable. C’était la première fois qu’il revenait, avec une sourde anxiété.

Souvenirs d’un univers de glace, et lui, promeneur dans un pays de hautes statues blanches entre des piliers froids et transparents. Des fantômes. Il les reconnaissait tous. Mais comme il ne savait pas ce qu’ils étaient devenus, qu’il avait parfois oublié le détail de ce qu’ils faisaient alors, ces statues restaient immobiles. Il ne leur arrivait rien. Aucune intrigue ne se tissait, aucune parole, aucun geste, rien que des mots qui lui revenaient, le sentiment d’avoir vécu quelque temps parmi eux et de les avoir maintenant perdus. Carlo gara sa voiture devant Saybrook, exactement à l’endroit où il avait garé pour la première fois sa première voiture.

Il se rappelait aussi les gens connus ensuite, de retour en Europe, et qui se mêlaient à l’histoire de ses amis de l’université. Le vieux Paul avec son visage de Chinois, constellé de taches d’eau de Cologne, couvert de rides, le grand-père de Jan, le vieux prince de Valdat. Ses costumes anglais fermant par trois boutons, pochette blanche et paire de gants. Timothy que l’on n’appelait pas Tim, presque aussi âgé que Paul, le pauvre homme qui avait tout donné. On le laissait utiliser les douches. Ces deux-là avaient l’air de sortir d’un conte, le riche et le pauvre, le prince et le mendiant, deux sages. Où auraient-ils pu se rencontrer, Jan n’avait probablement jamais parlé à son grand-père de ses rencontres avec Timothy, le clochard du campus, l’homme que la misère n’oubliait jamais. Avec ironie, Carlo liait pourtant Timothy à ce défilé de spectres. Sa galerie des fantômes.