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En premier lieu, peu encore auparavant, je n’aurais pas eu les moyens de m’offrir une hibernation. C’était abominablement cher. Deuxièmement, pourquoi un homme aimant son travail, gagnant bien sa vie et ayant la garantie de la gagner de mieux en mieux, amoureux et à la veille de se marier, pourquoi cet homme-là eût-il songé à un semi-suicide ?

Si l’on était atteint d’une maladie incurable destinée obligatoirement à vous tuer, mais qu’on gardât l’espoir que la médecine aurait, en une génération, progressé au point de vous sauver, et si l’on avait de quoi s’offrir ce luxe afin d’attendre que le progrès vous rattrape, alors le Long Sommeil pouvait être valable. Ou si l’on avait l’ambition de faire un voyage sur la planète Mars et que l’on crût qu’en sautant une génération, il serait possible d’acheter son billet, j’admettais là aussi une logique. Il circulait même une histoire, au sujet d’un couple très mondain qui s’était marié pour filer droit du Bureau des Mariages au Temple du Sommeil de la Western World Insurance Co., en laissant des instructions pour qu’on ne les réveillât que lorsque serait garantie la possibilité de passer leur lune de miel à bord d’un navire interplanétaire. Mais je flairais là une astuce publicitaire combinée par la compagnie d’assurances, et, sans doute, le couple s’était-il enfui sous un faux nom par une sortie secrète. Passer sa nuit de noces à l’état de harengs congelés, cela sonne un peu faux.

Bien entendu, il y avait l’attrait d’un avantage financier, sur lequel les compagnies d’assurances insistaient : travaillez en dormant. Vous n’avez qu’à rester tranquille pendant que vos épargnes se transforment en une véritable fortune. Si vous avez 55 ans et que vous encaissez 200 dollars par mois de retraite, pourquoi ne pas dormir quelques années et vous réveiller, ayant toujours 55 ans, pour toucher 1 000 dollars par mois ? Pour ne rien dire de l’avantage de s’éveiller dans un monde nouveau qui vous permettrait, sans doute, une vieillesse plus longue et plus costaude pour jouir des 1 000 dollars mensuels ? C’était là le véritable cheval de bataille des compagnies. Chacune prouvait, chiffres en main, que son choix de placement apportait la fortune plus rapidement que ceux de ses concurrents, travaillez en dormant !

Cela ne m’avait jamais tenté. Je n’avais pas 55 ans, je n’avais pas envie de prendre ma retraite, et je n’avais aucun dégoût pour l’année 1970.

Jusqu’alors, du moins. Mais à présent, j’étais à la retraite, que cela me plût ou non (cela me déplaisait foncièrement !) ; au lieu d’être aux délices de ma lune de miel, je me trouvais dans un bar de deuxième ordre, m’anesthésiant au scotch ; à la place de ma femme, j’avais pour compagnon un chat de gouttière cousu d’innombrables cicatrices, nanti d’une tendresse immodérée pour le ginger ale ; quant à aimer cet aujourd’hui, j’étais prêt à le troquer contre une caisse de gin et à en ingurgiter toutes les bouteilles.

Mais je n’étais pas dans la dèche.

Je plongeai la main dans une de mes poches, en extirpai une enveloppe et l’ouvris. Elle contenait deux documents. Un chèque dont le montant représentait plus d’argent que je n’en avais jamais possédé à la fois, et un certificat de possession d’actions de la société Robot Maison Cie. Ils commençaient tous deux à se défraîchir ; ils n’avaient pas quitté ma poche depuis le jour où on me les avait remis.

Pourquoi pas ?

Pourquoi ne pas me défiler et oublier mes ennuis en dormant ? Ce serait plus réjouissant que de rejoindre la Légion étrangère, moins salissant qu’un suicide, et cela me permettrait d’échapper totalement à des gens et à des circonstances qui m’avaient rendu l’existence si amère. Pourquoi pas en vérité ?

Je n’étais pas follement intéressé par la possibilité de faire fortune. Oh ! bien sûr, j’avais lu Le dormeur s’éveille, de H. G. Wells. Je l’avais lu bien avant qu’il fût distribué gratuitement par les compagnies d’assurances. A l’époque, c’était déjà un roman classique. Je savais ce que l’intérêt composé, l’échelle des primes et la capitalisation pouvaient produire. Mais j’ignorais si j’avais de quoi m’offrir le Long Sommeil, en même temps qu’entreprendre une affaire qui en vaudrait la peine. L’autre argument me séduisait davantage : aller au dodo et me réveiller dans un monde nouveau. Un monde meilleur, comme celui auquel les compagnies d’assurances essayaient de nous faire croire, ou… peut-être pire ? De toute façon, un monde différent.

En tout cas, j’étais assuré d’un changement à mes yeux primordial : je dormirais assez longtemps pour avoir la certitude que ce serait un monde sans Belle Darkin ni Miles Gentry, mais surtout sans Belle. Si Belle était morte et enterrée, je pourrais l’oublier, oublier ce qu’elle m’avait fait, l’effacer de ma mémoire, au lieu de me ronger le cœur en sachant qu’elle était à peine à quelques kilomètres de là.

Voyons, combien de temps cela ferait-il ?… Belle avait 23 ans, ou prétendait les avoir (je me souvins d’une occasion où elle avait laissé échapper qu’elle se souvenait de Roosevelt comme président). Bon, de toute façon, c’était moins de 30. Si je dormais 70 ans, elle serait nonagénaire. Disons 75 pour plus de sûreté.

Subitement, l’idée me revint des progrès faits en gérontologie ; on parlait d’arriver à une longévité moyenne de 120 ans ! Peut-être me faudrait-il dormir 100 ans ? Je me demandai si les compagnies allaient jusqu’à pareil chiffre ?

Il me vint alors une idée doucement monstrueuse, due à la bonne chaleur du scotch. Il n’était pas nécessaire de dormir jusqu’à ce que Belle fût morte ; il suffisait, et voilà une vengeance parfaite contre une femme, de me retrouver jeune tandis qu’elle serait vieille. Avoir assez d’années en moins pour la faire râler… disons une trentaine.

Une patte, légère comme un flocon de neige, se posa sur mon bras.

— Mmiieu ! lança Pete.

— Sale gourmand ! murmurai-je en lui versant une nouvelle soucoupe de ginger ale.

Il attendit un bref instant, en guise de remerciement poli, puis se remit à laper.

Mais il avait interrompu la chaîne si agréablement méchante de mes pensées. Que diable ferais-je de Pete ?

On ne peut donner un chat comme on le fait d’un chien ; ces animaux ne le supportent pas. Parfois, il arrive qu’ils soient attachés à une maison, mais ce n’était certainement pas le cas de Pete. Depuis qu’on l’avait enlevé à sa mère, neuf ans auparavant, j’étais l’unique élément stable de son univers. Même dans l’armée, j’étais parvenu à le conserver près de moi, et cela avait exigé des combinaisons inimaginables ! Il était en parfaite santé et susceptible de le demeurer encore longtemps malgré ses innombrables cicatrices. Qu’il parvînt à corriger sa droite un peu faible, et il gagnerait des batailles et des paternités de chatons pendant au moins cinq ans encore.

Voyons. Je pouvais le mettre dans une pension de chats jusqu’à sa mort. Impensable. Le faire chloroformer. Également impensable… Ou l’abandonner. Voilà où on en arrive, avec un chat : ou on s’astreint à faire honneur à cette obligation qu’on s’est imposée… ou on renvoie la pauvre bête à une sorte d’état sauvage et on détruit sa foi en la bonté humaine.

Comme Belle avait détruit la mienne.

Ainsi donc, Danny, mon gars, tu n’avais qu’à oublier ton projet. Ce n’était pas parce que ta vie avait tourné à l’aigre que tu en étais quitte pour te dédire de tes obligations envers ce chat trop gâté.

A l’instant où j’atteignais à cette vérité philosophique, Pete éternua, les bulles de ginger ale lui chatouillant les narines.