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Le dernier samedi de septembre, il avait été entendu que je les accompagnerais tous les deux au camp du Club. Ils devaient venir me prendre. Mais quand ils passèrent au début de la matinée, je leur dis que je ne pouvais venir, ayant à terminer un travail. Ils vinrent voir quel genre de travail…

Nul de nous trois n’alla à la montagne pour le week-end. Je fis devant eux les démonstrations des deux prototypes. Jenny ne s’intéressa pas beaucoup à la machine à dessiner (ce n’était pas un sujet proprement féminin, sauf pour une femme ingénieur), mais elle demeura bouche bée devant le Robot Universel. Elle tenait son intérieur à l’aide d’un Robot Maison, première manière, et vit immédiatement tout ce que mon invention apportait de nouveau dans le domaine domestique.

John, lui, comprit l’importance de la machine à dessiner. Quand je lui montrai comment je pouvais noter ma signature, la mienne sans aucune contestation possible, en appuyant simplement sur des boutons – j’avoue que je m’étais exercé – il demeura stupéfait.

— Mon ami, vous allez jeter des milliers de dessinateurs sur le pavé.

— Pas du tout. Le manque d’ingénieurs se fait sentir chaque année davantage dans ce pays. Cette machine aidera à combler la lacune. D’ici une génération, vous verrez cet instrument dans tous les bureaux d’ingénieurs et dans tous les ateliers d’architectes de la région. Ils seraient aussi perdus sans lui qu’un mécanicien sans outils électriques.

— Vous pariez comme si c’était une certitude.

— C’en est une.

Il jeta un coup d’œil sur le Robot Universel, à qui je venais de confier le rangement de ma table de travail, et revint à la machine à dessiner.

— Quelquefois, Danny, je me dis qu’il est possible que vous m’ayez dit la vérité le jour où nous nous sommes rencontrés…

— Appelez ça mon don de seconde vue, dis-je en haussant les épaules, mais je vous répète que c’est une certitude. D’ailleurs, quelle importance ?

— Aucune, je suppose. Quels sont vos projets pour ces… objets ?

Je fronçai les sourcils.

— C’est là le hic, John. Je suis un bon ingénieur et un mécano plus que passable quand il le faut. Mais je ne suis pas homme d’affaires. Je l’ai prouvé. Vous ne vous êtes jamais occupé de brevets ?

— Non. C’est un travail de spécialiste.

— En connaissez-vous un qui soit honnête ? Et qui soit calé en même temps ? Je suis arrivé au point où il m’en faut un. Je dois fonder une société pour l’exploitation de mes robots. Et il faudrait aussi en établir le financement. Je n’ai pas énormément de temps. Je suis même terriblement pressé par le temps.

— Pourquoi ?

— Il va falloir que je retourne là d’où je suis venu.

Il resta longtemps sans souffler mot, pour me demander enfin :

— De combien de temps disposez-vous encore ?

— Heu… environ neuf semaines. Neuf semaines à partir de jeudi pour être précis.

Il contempla les deux machines et revint à moi.

— Mieux vaudrait réviser vos horaires. Vous en avez plutôt pour neuf mois de travail, semble-t-il. Et même alors, vous ne serez pas prêt pour la fabrication, vous en serez juste au stade du démarrage, à supposer que tout marche sans accroc.

— John, c’est impossible ! Je ne pourrai…

— Bien sûr que vous ne pourrez pas.

— Je veux dire, je ne pourrai pas changer mes horaires. Cela échappe à mon contrôle… maintenant.

Je m’enfouis le visage dans les mains. Ayant eu moins de cinq heures de sommeil quotidien depuis pas mal de jours, j’étais mort de fatigue. Je me sentis prêt à croire qu’après tout il y avait peut-être une parcelle de vérité dans l’histoire de la fatalité… Un homme peut lutter contre elle, mais il ne peut jamais la vaincre.

— Accepteriez-vous de vous en occuper ? dis-je en levant la tête.

— Moi ? M’occuper de quoi ?

— De tout. Personnellement, j’ai fait tout ce dont je suis capable.

— Cela représente un gros morceau, Dan. Je pourrais vous dépouiller intégralement. Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? Et ceci peut être une véritable mine d’or.

— Je ne l’ignore pas.

— Alors, pourquoi me faire confiance ? Mieux vaut que vous me gardiez comme avocat. Je vous donne des conseils, vous me payez des honoraires.

En proie à une douloureuse migraine, je m’efforçais de réfléchir. Une fois déjà, j’avais pris un associé… Mais, bon sang ! Qu’importe le nombre de fois où l’on se brûle les doigts, on doit faire confiance aux gens ! Sans quoi l’on n’a plus qu’à se faire ermite dans une caverne.

— Écoutez, John, c’est vous qui avez eu confiance en moi. Maintenant, j’ai de nouveau besoin de votre aide. Alors, acceptez-vous de m’aider ?

— Bien sûr qu’il vous aidera, intervint Jenny avec douceur. Quoi que je n’aie pas entendu ce que vous avez raconté tous les deux.

Jenny tapa donc les descriptions pour nous. John retint un avocat spécialiste pour les brevets. Je ne sais s’il le paya ou s’il l’intéressera à l’affaire en lui offrant un morceau de gâteau. Je ne lui demandai jamais, lui laissant l’entière responsabilité de l’affaire. C’est même lui qui décida de nos participations respectives. Non seulement ceci me laissa une entière liberté d’esprit pour mon travail, mais encore, je me disais qu’ainsi John ne se trouverait pas tenté comme l’avait été Miles. Franchement, d’ailleurs, je m’en fichais. L’argent en tant que tel est sans intérêt. Je n’insistai que sur deux points :

— Il est nécessaire que la firme s’appelle Aladin Autoengineering Corporation.

— Cela fait un peu extravagant. Pourquoi pas Davis et Sutton ?

— C’est ainsi que ce doit être, John.

— Vraiment ? C’est votre don de seconde vue qui vous dicte cela ?

— C’est bien possible. Comme label, nous utiliserons une image d’Aladin en train de frotter sa lampe magique, avec un génie planant au-dessus de lui. Je vais faire un croquis. Ah ! Encore une chose primordiale. La maison mère doit être à Los Angeles.

— Quoi ? Vraiment, vous allez trop loin ! Si vous tenez à ce que je m’occupe de cette histoire… Qu’avez-vous donc contre Denver ?

— Rien, c’est une ville charmante. Mais ce n’est pas l’endroit indiqué pour la maison mère. Choisissez un bon site, et un beau matin vous vous réveillez pour découvrir que l’enclave fédérale vous a submergé, vous mettant sur le pavé jusqu’à ce que vous ayez monté une nouvelle affaire. Par ailleurs, la main-d’œuvre est rare par ici, tandis que Los Angeles a un nombre illimité d’ouvriers qualifiés. Los Angeles est un port de mer, Los Angeles est…

— Écoutez, Dan, il n’y a pas un habitant du Colorado qui soit assez fou pour aller vivre en Californie. J’y ai été cantonné pendant la guerre, je sais de quoi je parle ! Prenez Jenny, elle est native de là-bas, c’est sa honte secrète. Vous ne parviendriez pas à la convaincre d’y retourner. Ici, vous avez des hivers, des saisons changeantes, l’air vivifiant des montagnes, de magnifiques…

— Oh ! je n’irais pas jusqu’à prétendre que je n’y retournerai jamais, dit Jenny.

— Que dis-tu, chérie ?

Jenny déposa son tricot, ce qui était plein de signification.

— Si nous allions là-bas, mon chéri, nous pourrions faire partie de l’Oakdale Club. On y nage en plein air toute l’année. J’y pensais justement, ce dernier week-end, quand j’ai vu de la glace sur l’étang de Boulder.

* * *

Je restai en compagnie des Sutton jusqu’au 2 décembre 1970. Je dus emprunter 3 000 dollars à John – les prix dont j’eus à payer certains éléments étant parfaitement scandaleux ! – et je lui offris une hypothèque sur l’affaire comme garantie. Il me laissa signer le papier, puis le déchira et jeta les morceaux au panier.