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Pourtant, si je l’avais vu, qu’aurais-je fait ? Serais-je allé me rencontrer pour devenir vraiment fou furieux ? Non. Si je l’avais lu, je n’aurais pas entrepris ce que j’avais entrepris par la suite, et qui m’a conduit jusque-là… Mais alors l’histoire n’aurait pu se passer de cette façon. En somme, l’existence même de cette ligne d’imprimé dépendait du fait que je ne la voie pas. La possibilité apparente que j’eusse pu l’apercevoir est un de ces « impossibles » exclus du plan initial.

Mais je ne suis pas seul à avoir fait un voyage dans le temps. Charles Fort a énuméré trop de cas inexplicables autrement et Ambrose Bierce de même. Sans parler de ces deux dames dans les jardins de Trianon. Quelque chose me dit que le Pr Twitchell tourna sa manette plus souvent qu’il ne l’avoua… Pour ne rien dire de tous ceux qui peuvent avoir appris à le faire dans le passé… ou dans l’avenir. Pourtant, je doute qu’il en résulte quelque chose de valable. Dans mon cas, il n’y a que trois personnes qui soient au courant. Et sur ces trois, deux n’y croient pas. Vous ne pouvez pas faire grand-chose, si vous voyagez dans le temps. Comme l’a dit Ford, on ne roule sur les rails que lorsque vient le temps des chemins de fer.

Néanmoins, je ne parviens pas à oublier le cas de Léonard Vincent. S’agissait-il de Léonard de Vinci ? A-t-il traversé le continent pour rejoindre Christophe Colomb et repartir avec lui ? Les encyclopédies disent que sa vie fut comme-ci et comme-ça – mais il a pu en réviser certaines parties. Je sais comme la chose se fait, ayant eu à en user pour mon propre compte. Dans l’Italie du XVe siècle, il n’y avait ni numéros de sécurité sociale, ni cartes d’identité, ni empreintes digitales. Léonard aurait pu s’en tirer.

Mais imaginez-le… Coupé de tout ce à quoi il était habitué, conscient de la possibilité pour l’homme de voler, des forces électriques et atomiques, de mille autres choses, essayant désespérément de les faire connaître afin qu’on pût les utiliser, et restant condamné à l’échec faute des siècles d’élaboration préliminaire qui ont permis seulement de réaliser ses projets à notre époque… Le supplice de Tantale fut moins terrible.

J’ai songé à ce que l’on pourrait faire, sur le plan commercial, du voyage transtemporel, en le mettant dans le domaine public, avec plongées dans le passé, construction de machines pour retourner dans le présent, transfert de découvertes d’une époque à l’autre. Mais un jour, on ferait un bond de trop, et toute possibilité de retour serait exclue, dans un temps qui ne serait pas celui du « chemin de fer ». Une chose aussi simple qu’un alliage spécial pourrait tout bouleverser. En outre subsiste cette indétermination tellement angoissante quant au sens de la marche. Imaginez un peu ce que donnerait une arrivée à la cour d’Henry VIII avec tout un chargement d’éléments électroniques destinés au XXVe siècle.

Non, il ne faut jamais mettre sur le marché des inventions dont on n’a pas contrôlé toutes les utilisations possibles.

Je ne me préoccupe pas plus de philosophie que Pete. Quelle que soit la vérité sur ce monde, je l’aime. J’ai trouvé ma « porte sur l’été » et je ne voyagerai plus dans le temps de peur de me tromper de station. Peut-être mon fils le fera-t-il ? Dans ce cas, je lui souhaiterais plutôt d’aller vers l’avenir que vers le passé. Retourner en arrière vaut pour les cas de force majeure, l’avenir est de loin préférable. Malgré les temporisateurs, les romantiques et autres anti-intellectuels de tout poil, le monde progresse continuellement parce que le cerveau humain, étudiant ses possibilités, le rend meilleur. Tant à l’aide des mains, des outils, que du bon sens et de la science.

La plupart de ces dénigreurs à longs cheveux sont incapables de planter un clou ou de se servir d’une règle à calcul. J’aimerais pouvoir les inviter sur la plate-forme du Pr Twitchell et les éjecter dans le XIIe siècle. Qu’ils s’y amusent !

Mais je n’en veux à personne, et aujourd’hui me plaît. Sauf que Pete vieillit, grossit, qu’il est moins porté à choisir de jeunes adversaires, et que très bientôt, il lui faudra se mettre à la cure de sommeil définitive. De tout cœur je souhaite que sa vaillante petite âme trouve sa porte donnant sur l’été, avec des champs entiers d’herbe à chat, des chattes complaisantes et des robots adversaires réglés pour des batailles féroces, qu’ils perdront chaque fois. Une porte ouvrant sur un pays où les gens auront des genoux amicaux et des jambes auxquelles on se frotte sans risque de coups de pied.

Ricky, elle aussi, grossit, mais c’est pour une raison moins définitive et plus heureuse. Cet embonpoint provisoire n’a fait que l’embellir. Pourtant, son état n’est pas des plus agréables pour elle. Je mets au point des petites inventions susceptibles de lui rendre le temps plus facile à passer. Il n’est vraiment pas pratique d’être femme : il y aurait lieu d’améliorer les choses et, dans ce sens, je suis convaincu que c’est possible. Il y a ce problème qui consiste à se pencher en avant, et les maux de reins – j’y songe, je lui ai construit un lit hydraulique, que j’ai l’intention de faire breveter. Il devrait aussi être plus facile d’entrer et de sortir d’une baignoire. Je n’ai pas encore de solution à ce sujet.

Pour le vieux Pete, j’ai construit un « cabinet pour chat » en prévision des jours de trop mauvais temps : dispositif automatique, se nettoyant mécaniquement, hygiénique et inodore. Néanmoins, comme Pete est le plus authentique des chats, il préfère sortir. Il n’a jamais abandonné la conviction que si l’on essaye toutes les portes, on doit, obligatoirement, trouver celle qui donne sur l’été.

Et je ne suis pas loin de croire, voyez-vous, qu’il a raison.

Fin