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J’ai bondi sur le ponton sans plus me préoccuper du Zodiac et je me suis étalé sur les planches glissantes avant de me relever et de grimper les escaliers quatre à quatre, trébuchant à plusieurs reprises.

J’ai hurlé quelque chose comme « maman ! maman ! » — je ne m’en souviens plus très bien, à vrai dire ; c’était une drôle de nuit, et tout le monde semblait un peu à l’ouest, en dehors du coup, comme une équipe de football qui se prend une branlée. Les flics, les pompiers, les badauds : tous s’agitaient, mais l’impression générale était celle d’une défaite annoncée…

J’ai fait en courant le tour de la maison, ou de ce qu’il en restait, au milieu des pompiers casqués qui allaient et venaient sans me voir — le foyer, énorme, aveuglant, nous transformait tous en ombres gesticulantes — ; j’ai enjambé de gros tuyaux qui serpentaient dans l’herbe comme des pythons, pataugé dans la boue qui chlinguait la cendre humide.

Les poutres calcinées et encore chaudes sifflaient sous la pluie. Ailleurs, le feu se renforçait, il ronflait, craquait, respirait ; il semblait vivant, il cherchait son propre chemin ; on eût dit qu’il luttait pied à pied contre les efforts des pompiers et les colonnes d’eau déversées sur lui par les lances à incendie. Deux armées face à face…

L’autre sensation était le boucan — ou plutôt le dense tissu sonore qui m’entourait, fait de sons plus aigus que graves : cris, appels, bruit des dévidoirs et des roulettes couinant dans la boue, mugissements lancinants des sirènes, crépitement des flammes, sifflements de la vapeur, cataractes déversées par les lances… Au milieu de tout ce charivari, je me sentais étrangement seul, comme si j’avais crevé l’écran d’un cinéma pour entrer dans le film.

J’ai regardé partout si je voyais mes mamans. Je me suis précipité en tous sens à la recherche d’une ambulance, d’une civière, de la tache dorée d’une couverture de survie.

J’ai fait irruption à l’avant et un autre incendie, bleu et rouge — celui des gyrophares —, a explosé sur ma face et m’a cisaillé les nerfs optiques. J’ai cligné des yeux comme un hibou, la bouche ouverte, et des mains m’ont saisi, tiré en arrière, puis mes bras ont été tordus.

« À genoux ! a gueulé quelqu’un derrière moi. À genoux ! » Et j’ai senti qu’on me forçait à m’agenouiller dans l’herbe détrempée, entendu qu’on me lisait mes droits Miranda, tandis que des bracelets métalliques se refermaient autour de mes poignets — et puis la voix du chef Krueger est intervenue :

« Mais qu’est-ce que vous foutez ? Vous êtes malades ou quoi ? Otez-lui ces putains de menottes ! »

Il m’a attrapé par le bras et m’a relevé doucement.

« Henry ! D’où est-ce que tu sors, bon Dieu ?

— De… de la mer, ai-je dit stupidement, comme si j’étais une putain de nymphe marine.

— Quoi ?

— J’étais planqué sur Cedar Island, chef… J’ai… piqué un Zodiac… J’ai… j’ai vu l’incendie… »

Il m’a considéré d’un air hagard ; il essayait de comprendre, ou alors il cherchait ce qu’il allait me dire. Je l’ai devancé.

« Mes mamans… elles sont où ? »

À son regard, j’ai pigé.

« Henry… tu ne peux pas savoir à quel point je suis désolé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? » j’ai crié.

Je sentais d’ici, à une bonne dizaine de mètres, l’haleine chaude du brasier. Bientôt, il ne resterait plus rien. Il a fait un geste en direction du feu. Des cendres noires voletaient partout, ainsi que des braises. L’air était souillé par une puanteur âcre.

Alors, c’est de moi-même que je suis tombé à genoux.

J’ai levé les yeux au ciel — vers le plafond des nuages sous lequel dansaient des nuées d’étincelles portées par le vent, pareilles à des milliers de lucioles.

J’aspirais au repos,

au sommeil,

à la mort…

Mes pensées étaient un chaos sans nom.

Mon cerveau, un incendie.

J’ai hurlé : « JE N’AI PLUS RIEN ! PLUS PERSONNE ! J’AI TOUT PERDU ! ELLES SONT TOUTES MORTES, VOUS ENTENDEZ ? »

Et je crois bien qu’à ce moment-là tout le monde s’est retourné.

Puis je me suis évanoui.

À Los Angeles, lorsque le taxi l’eut enfin déposé, Noah regarda la maison blanche au toit rouge qui se dressait là où Nichols Canyon Road décrivait un virage en épingle à cheveux. Il vit un miroir circulaire au bord de la chaussée, pour les véhicules qui descendaient des hauteurs de Mulholland Drive ; la maison surplombait la route, planquée derrière les arbres, en haut d’une rampe pour voitures — dans un paysage de collines escarpées, de ravines et de broussailles sans doute fréquentées par les coyotes, les lézards et les serpents.

Le portail était ouvert. Comme il n’y avait pas de sonnette, Noah grimpa la rampe abrupte jusqu’aux trois marches du perron, à droite du garage.

Le type qui vint lui ouvrir était en blue-jean et chemise longue sortie du pantalon. Noah reconnut l’homme des photos sur Internet, avec son petit bouc poivre et sel et ses épais sourcils noirs.

« Jeremy Hollyfield ?

— Qui le demande ? » dit l’homme avec un coup d’œil prudent en direction du sac de voyage.

Noah exhiba sa carte de détective privé.

« Je m’appelle Noah Reynolds. Je vous ai laissé un message sur votre répondeur. J’aimerais vous poser quelques questions concernant le Centre de la fertilité de Santa Monica, monsieur Hollyfield. »

Les yeux de l’homme se plissèrent.

« L’ex-centre, rectifia-t-il. Il a fait faillite en 2003… Pourquoi je devrais répondre à vos questions ?

— Parce que je viens de Seattle pour vous les poser…

— T’es à Los Angeles, ici, cousin ; on n’ouvre pas sa porte au premier venu…, répliqua Hollyfield.

— Alors, parce que mon client est riche, que vous êtes un homme couvert de dettes et qu’il y a une très belle prime à la clé si les informations nous intéressent… », répondit Noah.

Jeremy M. Hollyfield regarda la fiche tendue par Noah. Il était assis dans un fauteuil rouge à pieds dorés qui aurait pu appartenir à Barbra Streisand — ou à un rappeur. Dans le salon, nota Noah, prédominaient l’or, le léopard, les glands, le baroque et les tableaux de nus masculins.

« Le Centre de la fertilité de Santa Monica, dit Hollyfield, songeur, mon plus beau projet… »

Il balançait une pantoufle au bout de ses orteils nus. Quinze ans plus tôt, selon les informations que Noah avait dégotées sur Internet, Hollyfield avait créé une banque du sperme, dans le but évident de s’enrichir, pas de rendre service à la communauté, à en croire les tentatives successives — et invariablement infructueuses — de Jeremy M. Hollyfield pour faire fortune.

« Qu’est-ce qui n’a pas marché ? » demanda Noah.

La réponse lui importait peu, mais il voulait amener l’homme aux confidences. Il vit les traits de Hollyfield se durcir.

« Nous avons été attaqués à cause d’un… euh… problème médical sur un bébé… Disons que ce… euh… problème venait d’un de nos donneurs, vous voyez ? Pourtant, il avait été soumis à tous les tests possibles… »

Il manipula une grosse chevalière, puis la bague à son pouce droit.

« Sauf que le problème est apparu, hum-hum, ensuite… Et que le donneur s’est bien gardé d’en parler.

— Comment ça ?

— Eh bien, entre le moment où il s’est inscrit chez nous et le moment où il a fait ce don qui a permis de concevoir un enfant, il a contracté une maladie.