— Vous voulez dire qu’il n’était pas… testé à chaque don ? » demanda Noah, pantois.
Il vit Hollyfield se crisper.
« Nous avons perdu le procès… Ça a été le début de la fin… La clinique ne s’en est jamais relevée… Donc c’est l’identité du donneur 5025 EX qui vous intéresse, c’est bien ça ? » demanda-t-il pour changer de sujet.
Noah jeta un coup d’œil à la moquette élimée, aux taches d’humidité au plafond. Elles confirmaient ce qu’il avait trouvé en naviguant sur Internet : Jeremy M. Hollyfield était financièrement aux abois.
« Oui, vous avez conservé des archives ? »
Hollyfield hocha la tête. Ses yeux soudain réduits à deux fentes le firent ressembler à un gros crapaud. Noah devina qu’il soupesait ce qu’il allait bien pouvoir tirer de son visiteur.
« Je n’en crois pas mes oreilles, dit-il soudain. Je suis assis là, avec vous, mais je ne peux pas croire ce que je viens d’entendre. Vous me demandez de divulguer l’identité du donneur 5025 EX, c’est bien ça ? Vous savez que ce que vous me demandez est illégal ? »
Ah, ah, songea Noah. Elle est bien bonne, celle-là ! Il sourit aussi aimablement qu’il lui était possible, compte tenu de l’aversion que lui inspirait le personnage.
« J’en ai parfaitement conscience.
— Donc, je ne peux pas accéder à votre demande, vous le comprenez bien ?
— Personne n’en saura rien, à part mon client et moi.
— Même dans ces conditions… Que se passerait-il si tout le monde venait me demander… »
Jeremy M. Hollyfield paraissait profondément offusqué.
« Dix mille dollars… »
Les traits de Hollyfield s’adoucirent.
« Cinquante…
— Vingt, dit Noah.
— Quarante…
— Trente et le marché est conclu, fit Noah qui savait que c’était là le montant que sa banque réclamait à Hollyfield. Ces archives, vous les conservez où ?
— Ici même, répondit le petit homme en soupirant et en se levant. Je ne peux pas croire que je fais ça… Je ne peux tout simplement pas le croire. Vous savez, si je vous donne cette identité, c’est parce que j’imagine qu’il y a derrière tout ça un enfant malheureux qui cherche désespérément à savoir qui est son père. »
Noah n’en crut pas un mot. Une tentative pathétique pour déguiser sa rapacité en bonne action ; peut-être y croyait-il lui-même. Noah lui jeta un regard sévère. Hollyfield le précéda le long d’un couloir.
« Je vais culpabiliser pendant des semaines. Est-ce que je peux savoir ce que vous comptez faire de cette information, au moins ? demanda Hollyfield d’un ton geignard.
— N’en faites pas trop, Jeremy », le tança Noah.
Le couloir déboucha sur un garage spacieux. Une vieille Ford Mustang était garée au milieu, une Honda Goldwing à côté, reposant sur sa béquille. Il y avait des taches d’huile sur le sol, des outils Craftsman accrochés au mur et un classeur métallique dans un coin. Jeremy Hollyfield s’en approcha et l’ouvrit. C’est pas vrai, se dit Noah. Le meuble n’était même pas verrouillé !
Hollyfield fourragea quelques secondes dans les lettres D-E-F puis extirpa triomphalement un dossier suspendu du tiroir.
« Ah, voilà ! Doug Clancey… À l’époque, il habitait La Jolla Nord. Mais je ne peux pas vous garantir que l’adresse et le numéro de téléphone sont encore valables. »
J’ai levé la tête quand la porte s’est ouverte. J’ai perçu la voix de Hunter Oates bramant à l’autre bout du bâtiment : « Je veux parler à mon avocat, bande d’enculés ! Vous m’entendez ? » On m’avait collé dans le bureau des sergents, à l’opposé des cellules où étaient enfermés le Vieux et ses fils.
« Viens avec moi », m’a gentiment dit Platt en maintenant la porte ouverte.
J’ai pensé à France et à Liv et, pendant une fraction de seconde, j’ai rêvé d’attraper le flingue de Platt et de descendre le Vieux avec.
Je l’ai suivi. Nous avons longé les bureaux en open space et il a poussé une porte sur sa droite. La salle de réunion dans le bureau du shérif… C’était là que j’avais subi mon premier interrogatoire — et le souvenir de Naomi sur la plage et des questions des enquêteurs ensuite est remonté à la surface.
J’ai dû m’appuyer au chambranle quand tout s’est mis à tourner. Krueger s’est levé de son siège.
« Henry, ça ne va pas ?
— Si, si, ça va… »
Je me suis avancé vers la chaise qu’il me présentait.
« Tu es sûr ? Tu veux qu’on rappelle le médecin ? » J’avais repris connaissance dans une ambulance après mon évanouissement, et une femme médecin que je ne connaissais pas m’avait longuement examiné avant de m’abandonner aux autorités. J’ignore combien de temps j’étais resté dans les vapes.
J’ai fait signe que non.
La toubib m’avait fait une injection et, depuis, j’avais la tête pleine de brouillard et les jambes un peu trop cotonneuses à mon goût.
« Si tu veux, on peut remettre ça à plus tard », a insisté le chef Krueger.
J’ai jeté un coup d’œil à la pendule. Bientôt 20 heures.
« Non, non, c’est bon. »
Il a hoché la tête.
« Hunter, Blayne et Gaylord Oates vont être inculpés pour le meurtre de tes mamans, a-t-il dit, l’incendie de ta maison et l’agression de Nick Scolnick. »
Je l’ai fixé, l’esprit vide, mais les mots ont quand même fini par atteindre mon cerveau. « Quoi ?
— Nick a reçu un coup de couteau : il semble qu’il ait voulu s’interposer quand les Oates sont arrivés… Ses jours ne sont pas en danger… Mais… nous avons des questions à lui poser concernant ses relations avec les Oates… »
La voix de Krueger était presque inaudible, il avait l’air épuisé.
Gaylord, ai-je seulement pensé. Putain, le Vieux s’appelait Gay-lord ! J’ai pensé à ses parents — probablement aussi racistes et homophobes que lui — qui avaient affublé leur fils d’un prénom pareil sans soupçonner les conséquences que cela aurait soixante-dix ans plus tard !
« Qu’est-ce qui s’est passé, Henry ? a demandé doucement Krueger. Après que tu as fui avec le kayak. »
Je lui ai alors brièvement résumé mon séjour sur l’île et surtout ma conversation avec Liv, ses aveux au téléphone. J’ai vu Krueger et Platt échanger un regard puis opiner vigoureusement en se tournant vers moi, comme s’ils étaient un jury d’examen et moi le candidat qui leur fournissait les bonnes réponses.
« Comment elles sont mortes ? » j’ai dit.
J’avais parlé d’une voix détachée, froide, et Krueger m’a jeté un regard étonné.
« Hum… (Il s’est éclairci la gorge.) Liv a été… hum… égorgée. (Sa voix réduite à un murmure quand il a prononcé le mot, mais je n’ai pas bronché.) Pour France, c’est difficile à dire vu que… elle a sûrement péri dans l’incendie… Tu sais, on meurt asphyxié avant même d’être brûlé, on ne sent rien… (Il a baissé les yeux, les a relevés.) Nous avons trouvé quelque chose qui corrobore tes déclarations au sujet de ce qui s’est passé entre ta mère et celle de Naomi… et entre ta mère et Naomi elle-même… »
Je l’ai scruté en silence.
« Dans le hangar à bateaux, on a trouvé un filet exactement identique à celui qui entourait le corps de Naomi. Bon, il est vrai que c’est un filet de pêche qui n’a rien de particulier. Mais, en tout cas, cela va dans le sens de ton témoignage… Toutefois, ça ne t’innocente pas complètement puisque ce hangar est aussi le tien… »