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« Je suis tellement navré qu’on se retrouve dans des circonstances pareilles. Tellement désolé… Mes plus sincères condoléances, Henry. »

Henry n’avait rien dit — pas un mot, pas un geste. Il fixait Grant.

« J’ai un endroit où tu pourras te reposer, loin de la presse et de la foule, si tu veux. C’est tout près d’ici… »

Nouveau hochement de tête.

Grant avait fait signe à Jay — qui avait ouvert un grand parapluie — et ils s’étaient mis en marche sous la corolle crépitante. Ils avaient remonté la rue vers le terrain de base-ball, transformé pour l’occasion en héliport. Grant avait posé une main sur l’épaule de son fils. Ils n’étaient que deux inconnus l’un pour l’autre. Ils n’étaient pas encore une famille. Mais une possibilité venait d’apparaître : les circonstances — si tragiques fussent-elles — leur avaient dégagé le chemin. Grant n’avait pas le souvenir de s’être déjà senti aussi ému. Un nouvel horizon, un tournant dans l’existence, une vie différente — tout homme qui atteignait son âge en rêvait.

« Je me souviens quand vous m’avez pris dans vos bras, dit Henry en face de lui. Ce que j’ai ressenti, c’était… indescriptible.

— Tu peux me tutoyer, tu sais », dit Augustine, la gorge nouée.

Ils étaient assis dans la suite ultramoderne du Deer Beach Resort et, tandis que la tempête gémissait dehors, ici tout était étonnamment silencieux. Les petites lampes dispensaient une clarté douce, apaisante, et laissaient les coins dans l’ombre. L’atmosphère était intime, tranquille, propice aux confidences.

« Ensuite, nous sommes montés dans cet hélico et nous avons quitté Glass Island, poursuivit Henry. Je ne sais pas… j’avais l’impression que nous étions les seuls survivants d’une guerre, d’une apocalypse nucléaire, qu’on ne laissait que des ruines derrière nous, tandis que nous survolions East Harbor… Et, comme dans ces films de genre, vous voyez, à la fin tout semble de nouveau possible, tous les futurs ouverts. C’est bizarre, ce sentiment d’exaltation que j’ai éprouvé en même temps que la douleur. Je me souviens que je vous regardais — que je te regardais —, que tu fixais un point droit devant toi et que tu avais ce petit sourire aux lèvres. Et je me demandais : qui est cet homme ? c’est lui, mon père ? Tout ça est si neuf pour moi… si… embrouillé.

— Oui, dit Grant en souriant. Je comprends. Quand je pense que c’était il y a quelques heures à peine… Tu dois être épuisé, Henry. Mais je suis heureux que tu m’aies raconté cette histoire. Même si elle est terrible, je comprends mieux, à présent, ce qui s’est passé. Et j’en suis désolé, mon fils… »

Grant vida son verre avant de déplacer son regard d’Henry vers Jay. Ce dernier dévisageait le gamin sans un mot, mais la curiosité perçait derrière son masque d’impassibilité. Grant consulta sa montre : 23 h 15. Cela faisait près de trois heures qu’Henry parlait et leur racontait son histoire. Trois heures qu’ils étaient suspendus à ses lèvres. Trois heures qu’ils buvaient ses paroles.

Le téléphone de Jay vibra sur la petite console en verre, dans le halo de la lampe. Jay se pencha sur l’écran. C’était Noah. Il avait déjà appelé deux fois dans la soirée.

« Je reviens, dit-il en se levant.

— Prends tout ton temps, dit Grant. En attendant, on va bavarder, Henry et moi, et puis on ira se coucher. Ç’a été une dure journée pour tout le monde. »

Il souriait avec tendresse, son regard illuminé de l’intérieur.

Vingt-deux heures, le même soir, à Los Angeles.

« Quel âge avait-il ? »

Les yeux de Doug couvaient Noah à travers ses lunettes, mais ils regardaient une page de sa vie qui avait été tournée il y a longtemps de ça et qui, néanmoins — Noah le devinait —, en demeurerait à jamais l’un des chapitres les plus mémorables.

« Sept ans quand je l’ai vu pour la première fois.

— Sept ans, vous êtes sûr ?

— Oui.

— Parlez-moi de lui.

— C’était un enfant génial… Intelligent, charmeur, inventif… très attachant… Ce gamin, il était doué pour tout, c’était incroyable ! À neuf ans, il savait se servir d’un ordinateur mieux que certains adultes.

— Vraiment ?

— Oui. (De nouveau, Doug sentit un surcroît d’intérêt chez Noah.) C’est important ?

— Peut-être… »

Ils échangèrent un regard. Doug avait l’air trop désinvolte alors que Noah le sentait plus tendu que tout à l’heure.

« Est-ce que ses mères lui interdisaient d’aller sur Internet ? demanda le détective du ton le plus anodin qu’il put. De mettre des photos sur Facebook ? Ce genre de choses… »

Doug fronça un peu les sourcils.

« Parce que c’est ce qu’elles font ? Vraiment ? Ça voudrait dire qu’elles ont beaucoup changé, dans ce cas… Ce n’était pas du tout leur genre… Elles lui passaient tout, je leur disais que ce n’était pas lui rendre service. D’ailleurs, il y a eu des problèmes…

— Quel genre de problèmes ?

— Comme je vous l’ai dit, c’était un gamin très attachant, joueur… et très intelligent. Mais ce n’était pas seulement ça… »

Une voiture passa dans la rue ; la lueur de ses phares fit glisser des ombres contrastées sur les murs, qui se déplacèrent d’un bord à l’autre de la pièce. Les vitres devaient être épaisses, car Noah n’entendit pas le moindre bruit. Doug se leva pour fermer les stores.

« Est-ce que vous vous êtes déjà demandé à quoi rimait votre vie ? Ce qu’on en fait ? Quelle trace on laissera ? Un matin, on se réveille et on se rend compte que tous nos rêves ont foutu le camp et qu’on ne laissera rien derrière nous sur cette planète qui part en couille. Mais pas lui, pas ce gosse… Ce gamin : c’était le genre à laisser une trace. Il n’était pas sur cette planète pour rien, ça se sentait… Vous voyez ce que je veux dire ? »

Noah se demanda où Doug voulait en venir ; le scientifique lui adressa un regard indécis.

« J’ai… j’ai rarement vu un gosse piger aussi vite tout ce que je lui disais. J’adorais lui expliquer tout un tas de concepts : la création de l’univers, les galaxies, l’évolution, les tremblements de terre, l’hérédité, l’apparition de la vie, la couche d’ozone… Tout l’intéressait ! Je me rappelle avoir pensé assez lâchement qu’heureusement que je n’étais pas le donneur — sans quoi j’aurais sûrement été jaloux de ne pas pouvoir garder un tel fils pour moi, vous voyez ? »

Noah ne quittait pas Doug des yeux. Pour la première fois de la soirée, une nuance de tristesse était passée dans sa voix.

« C’était comme ces gosses qu’on voit dans les journaux : comme ce gamin de quinze ans, Jack Andraka, qui a inventé une méthode rapide et bon marché pour détecter les cancers du pancréas : avant de le faire, ce gamin ne savait même pas ce qu’était un pancréas ! Cette année, à quinze ans, Nick D’Aloisio a vendu une application à Yahoo ! pour trente millions de dollars : il est la plus jeune personne à avoir jamais investi en capital-risque… Mark Zuckerberg dit que les jeunes d’aujourd’hui sont plus intelligents. Ben voyons… Blaise Pascal a inventé une calculatrice à dix-neuf ans — et c’était en 1642 ! Et Mozart a composé ses premières œuvres à six ans. Enfin, vous voyez ce que je veux dire : il y a toujours eu des gamins comme ça, à toutes les époques… Sauf que ceux d’aujourd’hui sont différents — vous voyez ? Différents… Henry aurait pu être l’un d’entre eux — mais il avait aussi sa part d’ombre. »