Doug parlait d’un ton vif, le même qu’il devait employer avec ses collègues — des esprits aussi alertes que le sien —, mais son débit se ralentit subitement.
« Henry pouvait se montrer violent avec ses camarades… Quand il se mettait en colère, il ne se contrôlait plus… Une fois, Liv et France ont été convoquées parce qu’il avait frappé un élève avec un compas. Il le lui avait quasiment planté au milieu du front ! Il avait huit ans, bon Dieu ! »
Son regard se voila et il avala une autre gorgée. Il attrapa le bout de sa cravate et s’en servit pour essuyer les verres de ses lunettes. Sans elles, il avait l’air nu et vulnérable.
« Il y a eu d’autres incidents du même genre. Il était aussi incroyablement casse-cou, presque suicidaire… On aurait dit qu’il aimait le danger… Un jour, il a été renversé par une voiture. Il avait voulu traverser un carrefour entre les bagnoles sur sa bicyclette ! Il a eu une hémorragie, il a perdu beaucoup de sang. C’était la panique quand il est parti à l’hôpital en ambulance… Il a fallu lui faire une transfusion, mais Henry était O négatif ; vous savez qu’un O négatif ne peut recevoir du sang que d’un autre O négatif… Il se trouve que je suis moi-même O négatif… Cette histoire nous a encore plus rapprochés, Henry et moi… D’une certaine manière, je le considérais un peu comme mon fils… »
Doug frotta ses mains l’une contre l’autre. Noah voyait son propre reflet dans ses lunettes.
« Et puis, les choses se sont aggravées… France a découvert de l’argent dans sa chambre… Henry a fini par avouer que cet argent venait de l’école : il… rackettait certains des élèves de sa classe. À huit ans et demi ! »
Noah songea à ce sentiment qu’il avait éprouvé à l’aéroport — cette impression qu’ils avaient tous loupé un truc, qu’il y avait un dessin au milieu du tapis qu’il était seul à voir.
« Et ce n’est pas tout. D’autres élèves se sont plaints… (Noah devina l’incrédulité persistante de Doug, même après toutes ces années.) Ils avaient subi des… sévices… Dans les toilettes ou derrière le gymnase… Henry les obligeait à… (Il avala une gorgée.) Seigneur… à relever leurs tee-shirts et il les… scarifiait en quelque sorte, même s’il ignorait sans nul doute le sens de ce mot… avec un compas ou la pointe d’un crayon… Oh, Seigneur ! ces gosses… ils étaient couverts de cicatrices et leurs parents n’ont pas tardé à appeler l’école… »
Nom de Dieu ! songea Noah.
« France et Liv étaient effondrées, dévastées… J’ai essayé de discuter avec lui. Il m’écoutait, en général, et, pendant un temps, les histoires ont cessé. Mais cet épisode me hantait… J’ai commencé à le regarder différemment, à l’observer comme on observe un… animal… Et j’ai commencé à voir des choses… ou peut-être que c’est mon imagination qui parlait… Mais il me semblait anormalement froid et distant avec ses mères… Et avec moi, aussi… Il avait un côté calculateur, avide, intéressé… Je sais que ça paraît contradictoire ! Il pouvait être charmant, amusant et rieur, je vous assure… mais on avait toujours l’impression que c’était comme un… masque. Qu’il jouait juste son rôle d’enfant attachant, déjà, à cet âge-là… »
Doug battit des mains.
« Je sais ce que vous pensez : c’est probablement dû à mon imagination excessive, je suis d’accord… Sauf que… ça a recommencé. France et Liv lui ont fait consulter un pédopsychiatre, mais ça n’a pas cessé d’empirer. Chaque jour, elles redoutaient d’apprendre quelque chose de pire que le précédent. Ce gamin, c’était Dr Jekyll et Mr Hyde… D’un côté, il était adorable, de l’autre, il avait besoin d’un vrai psy, si vous voulez mon avis… »
Un téléphone sonna dans la poche de Doug. Il le sortit et répondit par monosyllabes avant de dire : « Je te rappelle. » Noah plissa les paupières. Doug éteignit l’appareil et se tourna vers lui.
« Quand un gosse a fini à l’hôpital, j’ai compris que nous courions à la catastrophe. Les services sociaux ont commencé à se pencher sur l’éducation d’Henry, la justice sur certains faits qui avaient eu lieu dans le voisinage, des voix se sont élevées à l’école pour mettre en question les aptitudes parentales de Liv et de France… Elles étaient désespérées… Elles ont commencé à couper les ponts avec tout le monde… France a quitté son travail pour s’occuper d’Henry à plein temps. À l’école, il a commencé à être de plus en plus souvent absent… »
Une idée frappa soudain Noah : il fallait qu’il appelle Jay le plus vite possible. Il regarda Doug qui continuait de parler et éprouva un fourmillement dans la nuque.
« Et puis, un beau jour, elles ont disparu. (Doug claqua dans ses doigts.) Comme ça ! Envolées ! J’ai trouvé un mot dans ma boîte aux lettres. Elles expliquaient qu’elles étaient parties parce qu’elles ne voulaient pas qu’on leur enlève Henry, qu’elles ne le supporteraient pas. Elles étaient convaincues que cela finirait par s’arranger avec le temps. »
Il jeta à Noah un regard dans lequel brillait une lueur étrange.
« Mais si vous êtes là, c’est que ça ne s’est pas arrangé… Il a refait des siennes, c’est ça ? Vous savez où elles sont ? »
« Grant Augustine, ce nom vous dit quelque chose ? » demanda Noah.
Doug fronça les sourcils, puis il secoua la tête.
« Vous en êtes sûr ?
— Oui… Qui est-ce ?
— Vous n’avez jamais entendu ce nom-là auparavant dans la bouche de ses mères ? » insista Noah.
De nouveau, Doug eut un geste de dénégation.
« Et Meredith ?
— Qui ça ? »
Noah se pencha en avant. « Est-ce qu’une certaine Meredith, une très belle femme, ça vous évoque quelque chose ? »
Doug fixa sur Noah un regard perplexe.
« Une très belle femme, vous dites ? Meredith ?
— Oui. Elle a peut-être changé de prénom. (Noah sortit un cliché de sa poche, le tendit à Doug.) Une femme dans leurs âges… »
Doug examina la photo. Une fois de plus, il secoua la tête avec vigueur.
« C’est impossible. Je connaissais tous leurs amis. Je vous l’ai dit, nous étions presque une famille : cette femme n’a jamais fait partie de leur entourage.
— Vous en êtes sûr ?
— Bien entendu ! Ce Grant Augustine, qui est-ce ?
— Son père… »
Doug n’avait pas fini son verre. Il le repoussa.
« Comment ça ? Le père de qui ?
— D’Henry.
— Je ne crois pas », dit-il. Une seule petite lampe était allumée et la plus grande partie de la pièce était plongée dans l’obscurité. Doug se leva pour en allumer une autre — peut-être pour chasser les ténèbres qui commençaient à les cerner.
« France et Liv ont toujours refusé de me dire qui étaient les parents d’Henry. C’est la seule chose qu’elles m’aient jamais cachée, je crois bien. Ça m’intriguait, je dois avouer. Alors, à leur insu, j’ai mené ma petite enquête… J’ai épluché les articles de presse, les archives des journaux en ligne, convaincu que ses parents étaient morts dans des circonstances dramatiques… Vous savez, le truc romantique : quarante ans à téter le lait des séries télé et du cinéma, ça laisse des traces… Sauf que j’avais raison. J’ai découvert un fait divers qui avait eu lieu quelques mois plus tôt… Ça aussi, c’était une drôle d’histoire. Carrément flippante, même. Je comprends qu’elles n’aient pas eu envie d’en parler… Laissez-moi vous raconter… Selon moi, Henry était orphelin quand France et Liv l’ont adopté et ses parents s’appelaient Georgianna et Tim Mercer. Vous savez comment ils sont morts ? Noyés non loin de leur bateau, au large de San Pedro… La seule personne qu’on a retrouvé à bord, c’est leur fils. Il avait sept ans à l’époque, vous vous rendez compte ? Il semble qu’il ait remonté l’échelle par inadvertance — et qu’il ait ensuite eu le plus grand mal à la remettre en place. Il n’y avait aucun autre accès au pont. C’était un voilier moderne, avec une coque très lisse et tout et tout. On a même trouvé des traces d’ongles sur la coque… »