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« Où est-ce que vous m’emmenez ? gueula Henry pour couvrir le vacarme de la tempête.

— Tu as peur de quoi ? Que je te jette à la baille ? Tu es le fils de Grant Augustine », ironisa Jay.

Il franchit la coupée arrière d’un petit canot à moteur de six mètres, avec un cockpit en partie vitré et une minuscule cabine. Le bateau tanguait et roulait dans tous les sens.

« Monte, dit-il.

— Non. »

Une arme apparut dans le poing de Jay.

« Largue les amarres et monte. »

45.

Au large

Henry était trempé. Il avait le vent dans le nez et il grelottait. À la barre, Jay semblait insensible au froid. La mer secouait et Henry devait se cramponner au milieu des embruns.

Finalement, Jay coupa les gaz et le canot s’enfonça dans les flots, aussitôt chahuté par les vagues. Les averses les enveloppaient ; même Glass Island était invisible. La seule chose qu’il voyait à travers ces rideaux de pluie, en dehors de la surface de la mer dans les parages immédiats du bateau, c’était la lueur du phare, comme une flèche de lumière d’un blanc aveuglant dans un tableau impressionniste composé de traits et de points.

Henry considéra Jay, son visage maigre, son regard fiévreux, et il eut l’impression d’avoir face à lui un animal — un loup, un coyote —, pas un homme.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Henry ? demanda Jay. (Et ses yeux brillèrent d’un éclat dangereux.) Tu as l’air tout pâle. »

Henry regarda de nouveau Jay sans rien dire ; il tremblait de froid, de peur.

« J’ai beaucoup aimé ton histoire, ce soir », dit Jay.

Il attrapa un thermos dans un compartiment, dévissa le bouchon et se servit dans le gobelet avant de le porter à ses lèvres. Henry sentit l’odeur du café arriver jusqu’à lui, mêlée à celle de la pluie. À travers l’orage, la flèche de lumière du phare dut pivoter vers eux, derrière lui, car, pendant un instant, elle illumina le visage de Jay qui cligna des yeux, ébloui, avant que tout ne retombe dans la pénombre.

« Une longue nuit nous attend. Tu en veux ? »

Ils étaient seuls à bord tous les deux, mais Jay était plus fort et plus aguerri — et il était sur ses gardes. Henry fit signe que non.

« Quel talent de conteur ! Tu devrais envisager une carrière d’écrivain… »

Jay avala une nouvelle gorgée en le regardant. Henry entendait le clapot des vagues contre la coque et ses cheveux trempés dansaient autour de ses joues. Il vit que l’arme était réapparue dans la main libre de Jay. Il s’efforça de soutenir le feu de ce regard brillant, cerné d’ombres, et, tout à coup, il eut une révélation qui l’emplit d’horreur : il allait mourir — cette nuit.

« Quel roman ! Passionnant, édifiant, émouvant… Une putain d’histoire, oui… Mais tu n’as pas pu t’empêcher de nous laisser quelques petits indices par-ci par-là : ta fascination pour les orques, par exemple, ces prédateurs tout en haut de la chaîne alimentaire… Et tous ces films d’horreur dans ta chambre… Tes préférés ? Tu l’as dit toi-même : La Malédiction, L’Exorciste, Ring… Rien que des histoires de gamins maléfiques ! Tous ces indices que tu nous as laissés ! Tu t’es bien amusé ce soir, Henry ? Tu te crois plus malin que tout le monde, hein ? »

Henry l’observait, bouche bée, d’un air interrogateur. Sa lèvre inférieure tressautait. Il songea à cette nuit sur le ferry, là où tout avait commencé — une nuit pareille à celle-ci.

« Je ne comprends pas…

— Grant qui retrouve son fils après toutes ces années, un fils innocenté du crime dont on l’accusait — quel conte de fées… »

La lumière du phare incendia de nouveau le bateau ; le pinceau lumineux frappa Jay pour la deuxième fois, et celui-ci leva devant lui la main qui tenait l’arme. Henry avait toujours la lumière dans le dos.

« Sauf que Grant et Meredith n’ont jamais eu un fils mais une fille, n’est-ce pas, Henry ? dit Jay à voix très basse quand la lumière eut disparu.

— Quoi ? »

À cause du bruit des vagues, Henry se demanda s’il avait bien entendu.

« Ton groupe sanguin est O négatif. Or celui de Grant Augustine est AB+. En aucun cas, un père AB+ ne peut avoir un fils O négatif… En revanche, celui de Naomi était AB+.

— Foutaises ! rétorqua Henry. Il existe des cas… très rares, mais ils existent…

— Ah ouais ? Une chance sur combien de millions ? Et même : admettons… Sauf que ce bon vieux Doug — tu te souviens de Doug ? votre voisin et le meilleur ami de tes mamans — n’a jamais entendu parler de Meredith… Et que, selon lui, tu n’avais pas deux ou trois ans quand tes mères t’ont adopté — mais sept. Tu paries combien que, si on fait une comparaison ADN entre Grant et toi, directe celle-là, elle sera négative ? Tes parents s’appelaient Georgianna et Tim Mercer. Ils sont morts noyés quand tu avais sept ans. Et puisque tu n’es pas le fils de Grant, mais que cet enfant dont tu es le père et que Naomi portait est bien son petit-fils, j’en conclus que le fragment de l’ADN de Grant que ce fœtus a en lui ne vient pas de toi mais d’elle… Naomi s’était confiée à toi, c’est ça ? Elle t’avait dit qu’elle était la fille de Grant Augustine et elle t’avait raconté toute l’histoire de Meredith, sa mère, pas vrai ? Mais, dans ce cas, si nous envisageons cette hypothèse, pour quelle raison Meredith a-t-elle fait croire à Grant qu’elle avait eu un fils et non une fille ? »

Henry se taisait, muré dans son silence ; il claquait des dents.

« Peut-être pour la même raison qu’elle n’a cessé de le fuir, de se cacher et qu’elle a changé de nom, poursuivit Jay. Pour protéger l’enfant, pour empêcher Grant de le… de la retrouver le jour où il se mettrait en tête de le faire… Meredith savait les moyens dont il dispose. Évidemment, cela changeait beaucoup de choses si, dès le départ, Grant Augustine cherchait un garçon au lieu d’une fille… En langage militaire, on appelle ça un leurre, une contre-mesure… Et puis, elle savait qu’il avait déjà trois filles et qu’il rêvait d’un héritier mâle : alors, peut-être qu’un beau matin elle a acheté des vêtements pour un garçon de trois mois et qu’elle lui a envoyé la photo de Naomi à trois mois avec ce stupide commentaire au dos — difficile de reconnaître une fille d’un garçon à cet âge, pas vrai ? — rien que pour exercer une sorte de… vengeance. »

Ce fut le moment qu’Henry choisit pour agir : le moment où Jay s’y attendait le moins — précisément parce qu’il ne quittait pas Henry des yeux —, le moment où la flèche de lumière dans le dos d’Henry rendit Jay provisoirement aveugle, l’obligeant à lever la main qui tenait l’arme pour ne pas être ébloui.

Henry savait qu’il disposait d’une demi-seconde d’avance : celle pendant laquelle Jay ne saurait pas si Henry avait vraiment bougé ou si c’était une illusion d’optique due au passage sur eux du pinceau lumineux et à toute cette pluie. Il frappa Jay. En pleine face. Puis il se jeta sur l’arme. Mais Jay avait déjà compris la manœuvre et, malgré la douleur qui lui fit pousser un cri de rage, il tint bon. L’adulte et l’adolescent s’agrippèrent, chacun tirant l’arme à lui, leurs doigts glissants crispés dessus. La main libre de Jay chercha les yeux d’Henry, labourant sa figure ruisselante comme une patte de fauve, pendant que celui-ci bourrait les côtes de Jay de coups de poing et lui expédiait des coups de genou dans les jambes. Puis ils glissèrent et tombèrent dans le fond du bateau, rebondissant contre l’arcasse. Henry sentit sa nuque heurter violemment le bord. Allongé sur le pont rempli d’eau, il reçut ensuite autant de coups qu’il en donna ; les coups de Jay étaient plus précis, plus destructeurs, mais, heureusement pour Henry, il manquait d’espace et ils étaient trop étroitement emmêlés. Finalement, Henry mordit Jay au poignet de toutes ses forces, cherchant les veines, et celui-ci hurla de douleur. Il lâcha l’arme qui roula sur le pont et Henry se jeta dessus. Il fit volte-face, la braquant sur Jay à l’instant où celui-ci allait bondir sur lui.