« Espèce de sale petit fumier ! Tu m’as arraché le poignet ! dit Jay.
— Ta gueule ! s’écria Henry, le cœur battant très vite. Recule ! Recule ! »
Jay obéit, reculant sur ses fesses vers le poste de pilotage. Il se tenait la cheville.
« Merde ! Je me suis tordu la jambe !
— Ne bouge plus ! »
Les yeux d’Henry brillaient d’un éclat neuf. Il entrevoyait une lueur d’espoir. L’espoir de sortir vivant de cette nuit, l’espoir de sauver ce qui pouvait l’être. La tête lui tournait, ses pulsations étaient trop rapides, son torse le brûlait là où Jay l’avait frappé — Jay qui regardait fixement le canon de l’arme. Du sang s’écoulait de son nez et trempait son chandail.
« C’est Naomi qui t’avait raconté toute l’histoire, hein ? poursuivit Jay comme si rien ne s’était passé, juste un poil essoufflé. Je suppose qu’elle la tenait de sa mère… Naomi et Meredith ont vécu sur la réserve indienne Lummi avant de vivre sur Glass Island : deux communautés fermées, deux endroits difficiles à infiltrer, où un intrus ne passe pas inaperçu. On s’est renseignés : quand son père est revenu avec sa mère sur le territoire de la réserve, après trois ans passés à Decatur, Naomi avait deux ans. Il l’a présentée comme sa fille… C’est au moment où elle t’a raconté son histoire ou un peu plus tard que la petite graine a germé dans ton esprit ? La graine de l’avidité et du crime… Devenir cet héritier mâle qui n’a jamais existé… Mais, pour cela, il fallait que la vraie héritière et toutes les personnes qui connaissaient la vérité quittent la scène : Naomi, sa mère, tes mères adoptives… Le voilà, ton mobile… »
Henry ne dit rien. Il réfléchissait. Évaluait chaque option. Plus le droit à l’erreur. Il allait falloir jouer serré, mais il y avait un espoir. Un espoir authentique. Jay parlait toujours.
« Tu devais bien savoir, pourtant, que Grant demanderait tôt ou tard un test ADN entre lui et toi — un test forcément négatif. Tu as dû réfléchir longtemps à cette pierre d’achoppement de ton plan… Et puis, Naomi t’a annoncé qu’elle était enceinte… Et là, bingo ! (Jay se massa la cheville en grimaçant.) Je dois dire que tu es un garçon étonnamment plein de ressources ; tu as immédiatement compris les implications de cette grossesse. Tu as compris qu’elle était une occasion qui ne se présenterait jamais plus. Tout à coup, tu as entrevu la solution : si tu pouvais faire en sorte que le test ne soit pas effectué sur toi mais sur… votre enfant ! C’est toi qui as envoyé cette carte postale à Martha Allen, pas vrai ? Naomi t’avait aussi raconté l’histoire de Martha — cette brave Martha, l’assistante de Grant, qui avait aidé sa mère à disparaître : l’histoire de l’amitié qui liait Martha à Meredith… Tu savais déjà, à ce moment-là, qui était ton soi-disant père et de quels moyens il disposait : ceux de la plus puissante et de la plus redoutable agence gouvernementale du monde. Tu t’es dit que Martha était forcément surveillée. Alors, tu as d’abord attiré notre attention sur l’île grâce à cette carte postale, puis — quand tu as été à peu près sûr que tout ce qui s’y passait était sous surveillance — tu as tué Naomi. Un meurtre sur l’île, à ce moment-là : l’intérêt se focaliserait du même coup sur le principal suspect, toi, le petit ami de la victime. Surtout, tu étais sûr que — plus encore que le meurtre — c’était ton profil qui attirerait immanquablement notre attention : après tout, tu es toi-même un enfant adopté, dont les mamans lui interdisaient soi-disant de mettre des photos sur Facebook, tu as exactement l’âge souhaité, et personne sur l’île ne savait d’où tes mamans et toi veniez vraiment. Tu avais le profil idéal pour être le fils de Grant Augustine. Tu savais que le légiste découvrirait la grossesse de Naomi, et que cette information remonterait jusqu’à mon patron. À partir de là, comme tu l’avais prévu, il n’a pu résister à la tentation de demander une comparaison de son ADN avec celui du fœtus. Et c’est là que tu t’es montré véritablement diabolique, je dois dire. Car Grant n’allait pas demander une comparaison avec celui de la mère, non ! Pour quoi faire ? C’était un fils qu’il cherchait, pas une fille. Il avait juste besoin de savoir qu’il était le grand-père du fœtus pour confirmer ce qu’il soupçonnait déjà. Quelle astuce brillante !
— Merci », dit tranquillement Henry en esquissant un sourire.
Au-dessus de leurs têtes, le pinceau du phare revenait à intervalles réguliers. Ils étaient assis face à face, dans le fond du bateau que le roulis balançait, trempés jusqu’aux os. Jay massait tantôt sa cheville, tantôt son poignet sanguinolent, qui portait l’empreinte des dents d’Henry. Ou bien il essuyait le sang qui coulait toujours sur son visage et se mélangeait à la pluie.
« Ça a presque fonctionné. Comme toute comparaison ADN, celle-ci consistait en un test standard sur un certain nombre de marqueurs génétiques. Ces marqueurs utilisés en biologie légale, comme tu le sais, ne disent absolument rien des caractéristiques de la personne — pas plus qu’une empreinte digitale ne dit si la personne est blonde ou brune, si elle a les yeux bleus ou marron… Bref, le brillant Grant Augustine, avec toutes ses interceptions et ses systèmes de surveillance, est tombé dans le panneau que lui tendait un gamin de seize ans ! Je te tire mon chapeau. »
Jay inclina la tête en fixant le canon de l’arme et Henry la releva aussitôt de quelques centimètres. « N’y pense même pas, dit-il.
— Là où tu t’es montré très habile, c’est en faisant en sorte que toutes les scènes de ton histoire qui pouvaient être corroborées par d’autres témoins soient rigoureusement exactes — et en réécrivant à ta convenance celles dont les témoins sont morts et celles où tu étais seul… Comme, par exemple, cette scène très émouvante où tes mères t’ont soi-disant parlé de Meredith et de Grant. Comme ce coup de fil que tu as passé à ta mère hier. Celui où elle t’aurait tout avoué. La police en a confirmé l’existence… Sauf que, comme par hasard, tu lui as demandé de sortir dans le jardin et d’utiliser son téléphone secret pour que personne ne puisse entendre la conversation. Qu’est-ce que vous vous êtes dit ? C’est là que tu lui as sauté dessus, à l’abri des regards ? Je parie aussi que ce n’est pas Shane qui a dénoncé les Oates à la police par un coup de fil anonyme — mais toi, Henry… Tu comptais leur faire porter le chapeau pour la mort de tes mères, d’une manière ou d’une autre… et tu as réussi. Ça a été moins une, cela dit, en haut du phare. En t’attaquant à ces dégénérés, tu as quand même pris de sacrés risques… Et quand le Vieux et son autre fils se sont pointés, tu as fait semblant d’arriver de la mer après la bataille alors que tu étais déjà là depuis un petit moment : c’est toi qui as mis le feu à la baraque, c’est toi qui les as tuées…
— Il faudrait être un monstre… », dit Henry en souriant. (Sa voix avait tout à coup pris des accents grivois, et Jay sursauta.) Elles se croyaient mes mamans… Pour qui se prenaient-elles ? (Jay vit les traits du garçon se durcir.) Elles n’ont jamais été mes parents ! se récria-t-il avec une véhémence inattendue. Jamais ! Je les détestais. Elles me gardaient en cage sur cette putain d’île comme si j’étais un monstre… Elles croyaient m’aimer, mais je voyais bien dans leurs regards qu’elles avaient peur de moi… À Los Angeles déjà, elles avaient honte de moi. Liv a même dit une fois qu’elle regrettait de m’avoir adopté. Elle ne savait pas que j’écoutais, à ce moment-là.