— Elles ont tout sacrifié, tout quitté pour toi.
— Vous essayez quoi… de me culpabiliser ?
— Et cette idée de planquer l’argent que tu avais extorqué à tous ces gens dans le box de ta mère, et de faire semblant de le retrouver ensuite ! Un de nos hommes vient de rafraîchir la mémoire du gérant du garde-meubles : il affirme à présent que tu es venu deux fois… Ou celle de pister Taggart et puis Darrell Oates grâce à une pièce de puzzle que tu avais toi-même mise sur cette plage ! Bien entendu, tu savais déjà ce que Charlie et toi vous alliez trouver dans l’ordinateur de Taggart… On a un peu fouillé par-ci par-là. Même si tu sais effacer tes traces, Henry, tu n’es pas tout à fait aussi bon que tu le crois, mais tu es quand même un hacker fichtrement doué. Apparemment, cela fait des années que tu t’amuses à entrer dans les ordinateurs de tes voisins, et même de toute cette fichue île. Tu savais tout ou presque sur les habitants de Glass Island bien avant nous. C’était toi, le maître chanteur… Tu as bien dû te marrer, pendant tout ce temps…
— Vous êtes assez mal placé pour me jeter la pierre », répliqua Henry.
Ses yeux flamboyaient d’un éclat nouveau. Il n’avait plus du tout l’air apeuré, à présent. Ses traits s’étaient subtilement modifiés et c’était maintenant lui qui ressemblait à un prédateur.
« Un point pour toi…, dit Jay. Et Naomi : c’est toi qui la scarifiais, n’est-ce pas ? »
Il vit les lèvres d’Henry se retrousser.
« Naomi… elle prenait tout tellement au sérieux… et elle avait tellement peur de moi… Je n’en reviens toujours pas qu’elle ait eu le courage de rompre, ce soir-là, sur le ferry ! C’est ça qui m’a décidé, au fait, vous savez… J’avais tout prévu, comme vous l’avez dit, mais ça restait un scénario très virtuel, vous voyez ? Un truc dans ma tête. Même quand j’ai eu envoyé cette carte, je n’étais pas sûr d’aller plus loin, je voulais juste… voir ce qui allait se passer ensuite, où ça allait nous mener. Mais lorsqu’elle m’a dit qu’elle voulait rompre, je me suis dit qu’elle avait elle-même décidé de la suite des événements… »
Jay lut l’arrogance sur ses traits et il entendit la jubilation dans sa voix.
« Je ne sais pas exactement à partir de quand elle a compris le danger… Peut-être quand j’ai montré un peu trop d’intérêt pour son histoire… ou quand sa mère et elle ont reçu à leur tour un mail du maître chanteur… Elle enquêtait sur moi… elle fouinait partout… Elle a même participé à une soirée de ce connard de Harding pour voir si j’en faisais partie ! Alors, pour la punir, j’ai commencé à la scarifier. Au début, une petite entaille par-ci par-là, puis de plus en plus… Après, je la consolais, je lui jurais que je serais toujours là pour elle, qu’il n’y avait que nous et, à ce moment-là, je le pensais… En même temps, cette histoire avec ton patron m’obsédait. Je voyais bien qu’il y avait là une… possibilité. Et puis, elle est tombée enceinte et les choses ont commencé à se mettre en place, petit à petit…
— Sur le ferry, ce soir-là, qu’est-ce que tu lui as dit ? »
Le sourire sardonique n’avait pas quitté les lèvres d’Henry. Il s’accentua, même.
« Que j’allais la passer par-dessus bord, que j’allais la tuer…
— C’est pour ça qu’elle s’est planquée dans les toilettes ensuite, commenta Jay d’une voix neutre.
— Donc, vous aviez l’intention de me tuer cette nuit ? ricana Henry. Vous êtes un type vraiment dangereux, Jay, vous savez !
— Ce n’est pas pour te tuer que je t’ai amené ici, Henry…
— Ah non ? Pourquoi, alors ?
— Où est-elle ?
— Qui ça ?
— Meredith, la mère de Naomi… Où est-ce que tu l’as balancée ? Tu n’as pas eu beaucoup de temps pour le faire, cette nuit-là, vu qu’il fallait aussi s’occuper de Naomi. Alors, tu n’as pas dû aller bien loin…
— Vous n’avez aucune preuve, répéta Henry. Et vous allez mourir.
— Ah oui ? Et que va penser ton… père quand il ne me verra pas demain ? Quelqu’un d’autre est au parfum, Henry. Tu ne t’en tireras pas comme ça… »
L’espoir était comme la marée : il venait et refluait.
« Tu veux être ce fils ou pas ? » dit soudain Jay.
Un objet était apparu dans son poing droit — un petit objet noir et compact qui ressemblait à un revolver de petit calibre. Assez gros cependant, à cette distance, pour griller la cervelle d’Henry. Jay le braquait sur lui : il était attaché depuis le début à sa cheville.
« Ton arme est vide », ajouta-t-il.
Les vagues clapotaient contre la coque, la pluie les douchait.
« Vous mentez !
— Appuie sur la détente, tu verras. »
Les deux bouches noires se faisaient face. Jay vit Henry presser la détente. Il y eut un déclic. Rien ne se passa.
« Tu vois… Alors ? Tu veux être ce fils ou pas ?
— Hein ?
— Le fils de Grant Augustine : tu es si près du but… »
Malgré le manque d’éclairage, Jay lut la perplexité dans les prunelles d’Henry. « Pourquoi m’aideriez-vous ?
— Parce que tu crois que c’est ce que je fais ? »
Jay était toujours assis au fond du bateau, le dos contre l’un des deux sièges pivotants du poste de pilotage, sur lesquels ricochait la pluie, son petit revolver braqué sur Henry. Dans ses yeux passa quelque chose qui ressemblait à de la ferveur, à de la dévotion — à de l’amour…
« La loyauté, la fraternité : des mots qui te sont étrangers, pas vrai, Henry ? »
Jay avait parlé d’une voix étrangement tendre et émue.
« J’ai grandi avec cet homme, comme tu as grandi avec Charlie. À l’âge de dix ans, nous étions déjà les meilleurs amis du monde… Il n’y a que quand je suis entré dans les Marines et ton père à l’université que nous avons été séparés… J’ai la prétention de penser qu’il est mon meilleur ami autant que mon patron… Ton père est ce genre de personnes : celles qu’on ne peut s’empêcher d’admirer… ou de jalouser, selon son tempérament. Je ne l’admire pas, précisa Jay, mais je lui suis loyal. Je sais que ton père ne me laissera jamais tomber, tout comme je ne le trahirai jamais… Parce que la vie nous a mis sur le chemin l’un de l’autre, tu comprends ? »
À l’évidence, Henry ne comprenait pas. Il devait se demander pourquoi Jay répétait sans arrêt le mot père, si c’était un nouveau piège — comme quand Jay avait fait semblant de se laisser désarmer pour mieux l’amener à dévoiler son jeu.
« J’ai passé ma vie à servir cet homme, expliqua Jay. Chaque fois qu’il a eu besoin de moi, j’ai été là. Ça doit paraître insensé à quelqu’un comme toi, mais réfléchis : lequel des deux est le maître de l’autre, en réalité ? J’ai tout sacrifié pour lui, j’ai fait les pires choses pour lui. Si je lui révèle la vérité, il sera brisé, il ne s’en relèvera pas. Tant qu’il avait un doute, un espoir, même minuscule, il pouvait vivre avec… Mais découvrir ça : qu’il n’a jamais eu de fils, qu’il a été berné depuis le début, que sa fille a été assassinée… Dans quelques jours vont avoir lieu des élections très importantes pour nous. Pas question jusque-là qu’on soit mêlés à ce qui s’est passé ici. Alors, tu vas venir avec nous, tu vas jouer ton rôle et, une fois les élections passées, tu seras présenté officiellement comme le fils retrouvé de Grant Augustine. Ne t’inquiète pas : je t’aiderai… Tu as de telles dispositions…