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« En plus, ils te promettent de protéger ta vie privée, mais quand le gouvernement les a mis en demeure de filer des infos confidentielles, ils l’ont fait sans barguigner, c’est à peine s’ils ont protesté, ces salauds. » (Liv encore.)

(France, langue des signes) : Pas de photo, pas de vidéo, c’est bien compris ?

J’ai noté ce nouveau mot dans mon carnet : « barguigner ». (Je rêve de devenir écrivain, ou cinéaste, ou musicien — je ne sais pas encore. Artiste, en tout cas, pour ce que ce mot veut dire de nos jours.)

Même chose pour la photo de classe : ce jour-là, Liv et France me demandent de rester à la maison. Du moins depuis que ce genre de choses se retrouve en ligne, car on conserve au fond d’un carton les vieux « albums de l’année » de l’école élémentaire. Pourquoi je n’ai jamais cherché à savoir ? J’ai essayé, je vous jure. Enfin, un peu. Enfin, pas tant que ça. Pas complètement.

Je crois que j’avais peur de la réponse…

Il y a aussi ce rêve que je fais souvent. Non, pas souvent : toutes les nuits ou presque. Comme la nuit dernière. Quand je me suis endormi, il tonnait sur la mer. C’est toujours le même rêve. Une banlieue endormie, des familles entières transformées en réceptacles de songes inquiétants. Maman assise au bord de mon lit, je vois bien qu’elle a peur. Je dois avoir quoi : trois ans ? peut-être moins… Et parce que maman a peur, j’ai deux fois plus peur qu’elle. Et ça aussi : ce n’est pas maman Liv, ni maman France dans le rêve — c’est une autre maman. Belle comme le jour. Mais effrayée, très effrayée. Henry, ne fais pas de bruit, il est là, me dit-elle. Je n’ose lui demander de qui elle parle, mais la façon dont elle prononce ce il me terrorise et je m’enfonce peureusement sous ma couette. Elle se lève et regarde en bas, par la fenêtre, dans la rue. Que voit-elle ? Probablement rien. À part les façades plongées dans l’obscurité et les voitures garées sur les allées et le long des trottoirs, l’air vivant, mais assoupies avec leurs phares éteints. Puis elle revient vers moi, pâle mais souriante, et elle me caresse les cheveux : Tout va bien, il n’y a personne, tu veux dormir avec maman cette nuit ? Cette question allège l’énorme poids de terreur qui est sur ma poitrine et je hoche la tête fermement.

C’est une douce, une très douce nuit d’été — mais une inquiétante torpeur la contamine.

Revenons à mes mamans : je les aime plus que n’importe qui au monde. Je crois que, grâce à elles, j’ai bénéficié de la meilleure éducation possible — et je ne parle pas seulement d’acquérir des compétences. S’il y a des imperfections dans ma personnalité, elles ne leur sont en rien imputables. Laissez-moi donc vous parler d’elles : Liv est petite, impulsive, brune et baraquée — France est plus grande, plus blonde, plus douce, plus indolente, comme une soirée d’été passée à admirer le soleil couchant sur le détroit de Juan de Fuca ou comme ce morceau — l’adagietto — dans la 5e Symphonie de Mahler. Ce ne sont pas mes vraies mères : je suis un enfant adopté. (Shane Cuzick, dans la cour du bahut : « Hé, Einstein, c’est laquelle ton père ? » Rires gras de ses deux âmes damnées : Paulie et Ryan, deux crétins qui ont déjà fait l’objet d’un renvoi de cinq jours pour l’un — Paulie — et d’un trimestre pour l’autre — Ryan. Quant à Shane, il a eu droit au bureau du shérif Krueger et a frôlé l’expulsion la fois où il a cassé le bras de Malcolm.)

Entre neuf et treize ans, j’ai été somnambule.

On me retrouvait au beau milieu de la nuit dans le salon, en pyjama, hagard, la lune éclairant la pièce à travers les fenêtres, tel le petit garçon de Rencontres du troisième type.

Une fois même, Liv m’a trouvé à l’arrière de la maison, pieds nus dans l’herbe humide, face à l’appentis ouvert — dont j’avais tourné l’interrupteur —, pareil à une phalène fascinée par la lumière. Il était minuit passé. Après ça, elles ont verrouillé portes et fenêtres dès que je m’endormais et suspendu une clochette à la poignée de ma chambre. J’ai eu quelques crises jusqu’à l’âge de quatorze ans, puis cela s’est arrêté brusquement. Maman Liv m’avait surnommé « mon petit rêveur qui marche ». Heureusement, le surnom s’est perdu en cours de route.

Le médecin a dit que cela venait de nos nombreux déménagements. Que, dans mon sommeil, je régressais et cherchais mon ancienne maison — mon premier foyer, a-t-il dit — et que je ne reconnaissais pas celle-ci. Je crois qu’il a dit ça pour dire quelque chose, qu’il n’en savait rien, en réalité. Qu’il existe un âge, à la fin de l’enfance, où ces antennes avec lesquelles nous percevons les mystères du monde bien mieux que les adultes sont plus puissantes que jamais : avant que la puberté, les hormones, le rationalisme adulte et le système éducatif n’atrophient définitivement notre sens du merveilleux.

Quand j’ouvre le livre de mon enfance et que j’en tourne les pages dans ma mémoire, je les trouve incroyablement riches : mon fond de pantalon arraché par le chien des Stubbs un jour où je descendais du bus scolaire et où — pour quelque obscure raison nichée dans son étroit intellect de chien — il m’a soudain pris en grippe ; les rats tirés à la carabine à air comprimé dans la décharge de Cowan Point — une montagne de détritus, de matelas pourris pleins de taches, d’emballages de marshmallows Swiss Miss, de boîtes de Quinoa Flakes, de restes de bouffe rongés par les souris dévalant jusqu’au petit ruisseau de Cowan Creek, entre les épais taillis de ronces et de mûriers, comme un Everest de merde ; la mère de Jimmy Lombardi, dont la beauté aveuglait comme le soleil et qui avait toujours deux boutons défaits, l’été, en haut de son corsage ; le vieux Terrence, qui détestait les enfants et qui gardait ses stores baissés jour et nuit, si bien qu’on inventait maintes histoires horribles se passant derrière ces murs : des mioches kidnappés, une femme ligotée à son fauteuil depuis quarante ans, des réunions secrètes de gangsters du troisième âge — imaginez ça si vous le pouvez —, voire des extraterrestres qui, ne me demandez pas pourquoi, auraient choisi ce vieillard gâteux pour être leur tête de pont dans leur conquête de la Terre.

Et puis, il y avait la fin de l’école et le retour des vacances. Plus que n’importe où ailleurs, sur notre île, juillet et août étaient synonymes de fêtes, de crèmes glacées, de touristes, de musique, de spectacles, de courses à vélo, de voiles claquant au vent, de rires, d’excitation, de nouveauté — et d’aventure… La saison commençait pour ainsi dire le 4 juillet, avec la parade des chars, la foule en liesse, les pétards et les grappes de ballons multicolores accrochées aux façades. Pour un garçon de dix ans, l’été paraissait presque aussi merveilleusement long que la traversée de l’Atlantique à la fin du XVe siècle, la rentrée scolaire presque aussi éloignée que les Indes orientales pour Christophe Colomb.