Momentanément ébloui par un rayon de soleil qui avait réussi à percer nuages et vitraux, j’ai tourné la tête et je l’ai aperçu : Nate Harding — cheveux teints en noir, petit bouc à la Méphisto. Il portait un fin pull noir trop ajusté sous une longue veste en porc suédé presque incongrue pour la circonstance. Comme s’il avait senti mon coup d’œil, sa tête a pivoté et nos regards se sont accrochés. Il n’a pas détourné le sien. Il m’a fixé et il m’a semblé voir un léger sourire errer sur ses lèvres. Pendant un instant, les braises de la colère se sont rallumées au fond de mon ventre.
Mes yeux ont continué de parcourir l’assistance. « Des gens bien comme il faut », avait dit Darrell Oates. Presque tout East Harbor était présent. Parmi eux se trouvaient forcément ceux que j’avais aperçus sur la vidéo, ces corps d’hommes et de femmes mûrs, ridés, ces corrupteurs qui se tenaient aujourd’hui dans l’église, crachant silencieusement leur mépris à la face du Christ que je voyais là-bas, sur le mur, le menton pendant sur la poitrine, portant le fardeau de l’humanité, et — quoique j’entretinsse avec la religion une relation distanciée — j’ai ressenti leur présence comme une épine dans ma chair. Comme une injure à la face de Dieu. J’ai de nouveau contemplé Nate Harding : à présent, il écoutait les intervenants, un calme insupportable posé sur ses traits.
Le premier a été Jim Lovisek. Il a parlé d’une voix pleine de compassion et de retenue de la Naomi brillante, excellente élève, s’investissant dans les activités annexes du lycée, et il a ému l’assistance en évoquant sa propre fille morte à l’âge de treize ans. « Naomi, a-t-il dit, est sans doute celle qui m’a fait le plus penser à elle, elle lui ressemblait beaucoup. » J’ai tourné la tête une nouvelle fois et j’ai surpris des regards humides, qui fixaient le vide, des mouchoirs dans des poings serrés, j’ai perçu des reniflements discrets. Kayla a ensuite pris la parole. Elle a parlé de façon amusante de « sa meilleure amie », son « âme sœur », « insupportablement perfectionniste », « horriblement tatillonne », « affreusement moralisatrice » et « géniale, tout simplement », puis leurs interminables discussions à treize ans pour savoir « qui, de Robert Pattinson et de Daniel Radcliffe, était le plus cool »… L’auditoire a ri, l’atmosphère s’est détendue. Merci Kayla. Un représentant de la nation Lummi a évoqué les séjours fréquents qu’elle avait faits dans la réserve quand elle était plus jeune, et comment les autres enfants l’adoraient.
Puis le prêtre s’est approché du lutrin.
« La vie est brève, a-t-il déclaré dans le micro, et l’ambiance s’est de nouveau chargée de gravité. La nuit nous attend. Nous n’avons pas demandé à naître, nous ne demandons pas à mourir. Nous sommes là pour souffrir, et nous faisons souffrir aussi. Certains plus que d’autres… »
Le ministre du culte a posé les yeux sur nous et a levé un bras, chacun de ses mots aussi distinct que le bruit de la batte frappant la balle.
« Le diable rôde. Vous vous demandez comment une si belle enfant, une jeune fille si pure (mes mâchoires ont joué sous la peau de mes joues et j’ai résisté à la tentation de lorgner à nouveau Harding), si honnête, si serviable, si aimée de tous, a pu subir un sort aussi odieux. Je ne le sais pas. Je n’ai pas de réponse à vous fournir. Nous ne sommes pas là, aujourd’hui, pour comprendre. Ce monde est incompréhensible. Et pourtant sa violence, ses massacres, ses injustices, ses horreurs n’ont qu’une seule origine : nous. Nous sommes les seuls responsables. Dieu nous a laissé cette liberté. Et ce fardeau… »
Les mots « nuit », « naître », « mourir » nous ont transpercés comme des clous dans un cercueil ; on se serait cru dans un de ces films de Bergman que mes deux mamans adoraient se repasser. L’homme au col romain a repris son souffle — et nous avec.
« La mort est toujours un scandale, a-t-il dit. Celle d’un enfant, d’une jeune fille de seize ans est un double scandale. Naomi, à jamais présente dans nos cœurs, symbole de vie et d’enthousiasme, symbole d’avenir… Cela nous paraît si illogique, si injuste. »
Je n’ai pas écouté le reste. C’était plus que je n’en pouvais supporter. Mes oreilles se sont fermées sans même que je m’en rende compte et mon esprit est parti ailleurs. J’ai pensé au maître chanteur… À Darrell Oates, à Jack Taggart, à Nate Harding, une nouvelle fois… La mort de Naomi était-elle à chercher de ce côté-là ? Son assassin se cachait-il derrière un de ces masques de théâtre ? Ou bien fallait-il le chercher parmi les passagers du ferry, ce soir-là ?
La cérémonie a duré environ deux heures. Des lecteurs se sont succédé au lutrin ; il y a eu des chants. Tout le monde espérait que les grandes portes de chêne allaient s’ouvrir et la mère de Naomi apparaître, mais elle n’est pas venue. À n’en pas douter, son absence était dans toutes les têtes. Était-elle seulement en vie ? Avait-elle quelque chose à voir avec ce qui était arrivé à sa fille ? Ces questions, tout le monde se les posait. Nous avons assuré le dernier voyage de Naomi au cimetière l’après-midi — quelques courtes prières, un peu de pluie, beaucoup de vent et tout a été fini.
Je n’ai pas pleuré, ni au cimetière ni à l’église. À la sortie de la messe, Liv et France m’ont entouré puis, après l’inhumation, elles ont filé en vitesse. À la fin, j’étais vidé, anéanti. Cette journée, c’était l’acte de décès définitif de Naomi. La vision de son cercueil dans l’église avait été encore plus éprouvante que celle de son cadavre sur la plage. À distance, les caméras de télévision filmaient tout — en permanence braquées sur notre île.
Charlie, Johnny, Kayla, Shane et moi, nous nous sommes dirigés vers nos voitures, Paulie et Ryan nous suivant en retrait.
« Rendez-vous au magasin à 18 heures », a dit Charlie.
À cet instant, un immense éclair a fait sursauter tout le monde et, devant nos yeux ébahis, un vieil arbre qui se trouvait à l’autre bout du terrain de base-ball a été fendu par la foudre. Des cris se sont élevés. Je suis sûr qu’il y en a eu certains pour y voir un signe. Mais je regardais déjà ailleurs. Le grand type vêtu de noir, celui qui ressemblait à une statue de l’île de Pâques, il se tenait un peu plus loin, près de sa Crown Victoria — et il ne matait pas le vieil arbre : il me zieutait, moi.
« Alors, c’est là que vous vous réunissez », a dit Shane.
Et il est entré dans le magasin. Il y était déjà venu, bien sûr, de jour, mais il n’en regardait pas moins partout, un petit sourire aux lèvres, comme s’il découvrait l’endroit pour la première fois. Il en a fait lentement le tour, humant les parfums d’épicerie, flânant entre les rayons, s’est arrêté devant celui des M&M’s, des Kit Kat, des Milk Duds, des Bazooka et des Skittles, a ouvert une boîte de Twinkies, en a pris deux avant de marcher jusqu’aux tables du fond.