« C’est cool, le soir, comme endroit. »
Il s’est assis, a déchiré l’emballage et a porté le Twinkie à sa bouche. On l’a entendu mastiquer. Charlie n’a rien dit. J’ai bu une gorgée de Coca qui a pétillé sur ma langue.
« Il y a un truc qu’il faut que je vous dise, ai-je déclaré, la maigre clarté des vitrines de bières et de sodas peignant nos visages de couleurs sourdes. Il y avait Naomi sur cette vidéo…
— Quoi ? »
L’exclamation — incrédule — était venue de Kayla. Elle a reposé sa canette. Même dans l’ombre, je pouvais discerner le scepticisme dans ses yeux.
« Tu en es sûr ? Si j’ai bien suivi, tous les participants portaient des masques…
— Crois-moi, Kayla. Je n’ai pas eu besoin de voir son visage pour savoir que c’était elle… »
Elle n’a rien ajouté. Mais elle avait pris un air buté et méfiant. Pendant un moment, aucun de nous n’a parlé. Les images de la vidéo continuaient de me brûler le cerveau. Puis Shane a ouvert la bouche.
« Moi aussi, il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit, Henry… (Il a hésité.) Au sujet de cette vidéo… »
Nous l’avons fixé à travers la pénombre, il a passé une main dans ses cheveux.
« Eh merde ! (Il a cogné du poing sur la table.) Bon… autant que vous le sachiez : moi aussi, j’ai participé à ces… soirées… Une ou deux fois… Et puis, je les ai envoyés se faire foutre, tous ces tordus et ces vieilles peaux…
— Tu as quoi ?
— Ils m’ont proposé de la thune, s’est-il justifié. Beaucoup. Enfin, suffisamment… »
J’ai repensé à l’amitié qui liait Shane et Naomi.
« Elle était présente quand tu…
— Non ! Non, je te le jure, jamais ! Je l’ai jamais vue là-bas !
— Comment ça a commencé ?
— Par la pharmacienne, a-t-il répondu.
— Explique-toi !
— C’est elle qui m’a approché en premier. » L’espace d’un instant, je me suis demandé s’il n’affabulait pas. La pharmacienne était la cougar sur laquelle tous les mecs du bahut fantasmaient. Une très belle femme, pas loin de la quarantaine, un corps d’enfer. Et, comme l’avait dit Charlie une fois : « Elle a des yeux qui sentent la chatte. »
« Approché ? Comment ça, “approché” ?
— Sur le ferry, un jour en mai ou juin, elle m’a plus ou moins dragué, je te jure… J’avais décidé de sécher le sport… C’était en milieu d’après-midi : le ferry était presque vide… » Il nous a adressé un sourire juvénile, un sourire qui le rajeunissait d’au moins cinq ans.
« Elle est venue s’accouder à côté de moi, sur le pont supérieur. Elle m’a demandé comment allait ma mère (la mère de Shane était atteinte de sclérose en plaques) et comment se passait le lycée. Elle était vachement bronzée et canon, ce jour-là… Elle souriait et je voyais la bretelle de son soutien-gorge parce que celle de son débardeur avait glissé sur son bras… On a bavardé, mais c’était plus qu’un simple bavardage : elle flirtait carrément, ouais. En partant, elle m’a glissé son numéro de téléphone. Elle m’a dit de l’appeler si j’avais besoin de quoi que ce soit, elle a même dit qu’elle espérait que je l’appellerais, et un de ses seins s’est appuyé contre mon bras quand elle a dit ça.
— C’était quand ?
— Il y a six mois environ…
— Putain, tu as seize ans et elle quarante ! me suis-je exclamé.
— Ouais, ouais, je sais… C’est ça, le truc. Comme je t’ai dit, elle était vachement bronzée et canon… On voyait la moitié de ses nichons, bordel !
— Et tu as fait quoi ? a demandé Charlie, non sans un tremblement dans la voix.
— À votre avis ? Je l’ai rappelée, tiens.
— Vous avez… couché ensemble ?
— Ouais. Ouais. On a baisé. Mais pas au début. Au début, on parlait et on se baladait dans les bois… Ou bien on roulait au hasard et on se garait quelque part, on s’asseyait au soleil, au bord d’une plage. Quelquefois, elle apportait de la bière fraîche dans une glacière et des sandwiches. C’était cool…
— Comment… comment ça s’est passé ? a demandé Charlie d’une voix quelque peu étranglée.
— Tu veux dire : la chose ? Ben, comme d’habitude. Un jour, je l’ai chopée et je l’ai embrassée. Elle attendait que ça. Putain, les mecs, cette salope, c’est un sacré coup ! Désolé, Kayla, mais c’est la vérité.
— Incroyable, a soufflé Charlie, comme si on venait de lui apprendre que le paradis existait et que l’entrée s’en trouvait à la pharmacie.
— Et après ? j’ai dit.
— Pendant quelque temps, on a continué : dans sa voiture, dans une cabane de pêcheurs… même une fois sur leur bateau, dans leur cabine ! Elle m’avait dans la peau, a-t-il ajouté, et je l’ai vu gonfler la poitrine comme tout mâle persuadé qu’il est un meilleur coup que son voisin. Et puis, elle m’a dit qu’il y avait un groupe d’adultes sur l’île qui organisait des soirées… Si ça m’intéressait, je pourrais coucher avec d’autres femmes. En plus, il y aurait de l’alcool et de la dope. Et on me donnerait de l’argent… Je pourrais même coucher avec des hommes, si ça me branchait. Je lui ai dit que j’étais pas pédé…
— Et tu y as été, ai-je conclu.
— Ouais… Deux fois… »
J’ai vu ses yeux luisants, dans la pénombre, sa lèvre inférieure qui tremblait. L’ombre au fond de son regard. Ce n’était pas le Shane que nous connaissions.
« Ces gens, a dit Shane, ils ont l’air bien élevés, cultivés, sympas — mais les choses qu’ils font… Je me sentais sale chaque fois que je rentrais chez moi… J’ai dit à la pharmacienne que je voulais plus y aller. Elle m’a supplié ! Elle m’a même dit qu’elle était amoureuse de moi, tu parles… »
Il a baissé la tête puis l’a relevée. Sa voix a vibré de fureur contenue.
« Le pire était Nate Harding. Il aime le sexe brutal, mais surtout il aimait droguer les jeunes avant et, quand on était bien dans les vapes, il nous faisait faire des trucs de plus en plus dégueulasses. Lui, il se contentait de regarder. Il aimait bien que je sois violent avec mes partenaires, ça l’excitait… Plus c’était tordu, plus il aimait ça. Nate ne recherchait pas seulement son plaisir : il voulait nous faire du mal. Son plaisir à lui, c’était de nous corrompre, de nous abîmer… en tant que… personnes… qu’êtres humains… »
J’ai eu froid, tout à coup. J’ai frémi en songeant à Naomi passant entre leurs mains. À ce qu’ils avaient fait d’elle. À toutes ces ordures présentes à l’église, écoutant tranquillement le sermon du prêtre avec toute cette fange en eux.
« Les autres, c’était qui ? » j’ai demandé.
Il a haussé les épaules.
« Tu as vu, ils portent des masques… Et ils ne parlaient pas. Jamais. À part quelques bonnes femmes qui couinaient comme de vieilles truies…
— T’en as reconnu aucun ? »
Il a réfléchi.
« Si. Un pêcheur d’Orcas. (Il a donné son nom.) Et aussi Howie, le barman du Jolly Roger, à cause de son tatouage… C’est tout. »
Je n’en suis pas revenu. Le pub où nous allions presque chaque jour ! Notre deuxième repaire ! Quand Naomi s’asseyait avec nous, cette ordure savait — il avait participé, il l’avait vue à poil dans les bras d’autres hommes. Debout derrière son comptoir, il se repassait peut-être les meilleurs moments…