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Il a bu la moitié du verre comme il aurait bu de l’eau, l’a reposé, nous a toisés longuement, le masque toujours relevé sur le front. Puis il a allumé une cigarette, a rejeté la fumée, les lèvres pincées.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

Bonne question. Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que j’allais lui dire. Il n’était peut-être pas assez talentueux pour la carrière dont il avait rêvé, mais il n’était pas idiot non plus. Il ne se laisserait pas endormir. Autant être réglo et lui balancer le truc direct.

« Nous cherchons à comprendre ce qui s’est passé, j’ai dit.

— Elle a été assassinée… et sans doute violée, a-t-il réagi. Voilà ce qui s’est passé. »

Elle ne l’avait pas été. Je le savais. Savait-il que je le savais ? Dans ce cas, feindre de l’ignorer pouvait être une stratégie…

« Tu as l’air de t’en foutre », a alors dit Shane d’une voix tendue à l’extrême.

Harding l’a fixé sans ciller.

« Pas du tout. Naomi, je l’aimais bien…

— Surtout quand elle venait à tes petites soirées… »

Il n’a pas paru surpris. Pendant une seconde, il a contemplé Shane avec une connivence indécente. Puis il a souri.

« Toi aussi, tu y es venu. Je te reconnais. »

Ils se sont affrontés du regard en silence. Harding n’a pas baissé les yeux.

« Tu te rappelles ? Tu aimais les secouer, hein ? »

Sa voix sifflante, doucereuse. J’ai surveillé Shane du coin de l’œil.

« Oui… je me souviens de toi… »

Il n’avait pas l’air d’avoir peur le moins du monde. De nouveau, il a souri. J’ai vu passer un éclat déplaisant, bestial et charnel dans ses yeux.

« Ne me dis pas que tu as oublié… »

Avant qu’on ait pu faire quoi que ce soit, Shane lui a balancé son poing dans le nez et ce dernier a explosé, répandant un flot de sang rouge sur la bouche et le menton de son propriétaire.

« Putain, t’es malade ! »

Harding a porté une main à son visage, a regardé le sang qui teintait ses doigts et une fureur noire s’est emparée de lui.

« Vous croyez que c’était une petite sainte, votre copine ? a-t-il lancé d’une voix provocante et sifflante. Je vais vous dire ce que c’était… »

C’est là que c’est parti en vrille… Shane l’a frappé une deuxième fois et, en réponse, Harding s’est jeté sur lui. Des coups sont partis des deux côtés mais ceux de Shane faisaient plus mal : il pratiquait la boxe au lycée, il savait où frapper, et comment. Personne au bahut n’ignorait qu’il était un combattant redoutable. Mais Harding n’était pas manchot non plus ; j’ai vu Shane prendre une droite qui l’a secoué. Puis les deux se sont agrippés, renversant des chaises sur leur passage, titubant, ivres de fureur, et Johnny et moi, on s’est jetés sur Harding pour prêter main-forte à Shane alors que Kayla nous braillait d’arrêter. Les coups ont redoublé. À l’aveugle. Une avalanche qui a endolori mes phalanges. On a vu son visage se déformer, enfler, se changer en un magma sanguinolent, sa fureur se muer en frayeur. On l’a encore frappé, avec les pieds cette fois, quand il est tombé et s’est retrouvé assis contre les meubles de cuisine. On a essayé de l’atteindre quand il a rampé entre les chaises, sous le refuge précaire de la table. J’ai broyé une de ses chevilles sous ma semelle, en faisant porter tout le poids de mon corps sur mon pied ; Shane a écrasé de toutes ses forces les doigts de sa main gauche avec le pied d’une chaise. Il nous a hurlé d’arrêter, mais on tournait autour de la table comme des fanatiques drogués de haine, renversant tout sur notre passage.

Ça a duré plusieurs minutes. Un maelström de furie et de violence débondées qui aurait pu nous conduire à commettre l’irréparable tandis que Kayla nous suppliait d’arrêter et que Harding rampait en cherchant un trou où se cacher. Sur quoi tout s’est interrompu.

Toute arrogance et tout cynisme l’avaient déserté. Il avait peur. Il pensait qu’on allait le tuer — et peut-être, pendant quelques secondes, l’idée nous a-t-elle effleurés.

Son regard était réduit à deux fentes entre ses paupières gonflées, son nez changé en patate violacée, sa pommette droite ouverte, son cou plein de bleus. Le sang formait une tache sombre sur son tee-shirt. Il a levé vers nous ses yeux pleins de vaisseaux éclatés. « Qu’est-ce que vous voulez, putain… Qu’est-ce que vous voulez ? »

J’étais à bout de souffle, la bouche ouverte à la recherche d’air, les fesses et les mains appuyées au plan de travail derrière moi. Ma poitrine se soulevait, la sueur me coulait sur les joues.

« La vérité », j’ai dit en reprenant ma respiration.

J’avais les poings en feu, l’adrénaline qui courait dans mes veines me faisait trembler comme si j’avais froid. Il a essayé d’écarquiller les yeux mais n’y est pas complètement parvenu. « Quelle vérité ? a-t-il dit. Je ne couchais pas avec Naomi… Qu’est-ce que vous croyez, bon Dieu ? Là où elle est, que croyez-vous que ça lui fasse d’entendre ça, hein ? Vous étiez ses meilleurs amis, bordel de merde ! »

Cette réponse nous a quelque peu désarçonnés, à vrai dire. Je l’ai attrapé par le col de son tee-shirt imbibé de sang, qui s’est déchiré.

« On a vu cette vidéo de vos partouzes ! Elle était dessus !

— Et alors ? Si vous avez visionné la vidéo jusqu’au bout, alors vous savez qu’il ne s’est rien passé ! Elle n’est venue qu’une fois… (Il a agité une main devant lui, comme pour se prémunir d’un nouveau coup.) C’est vrai, elle s’est déshabillée… Mais ça s’est arrêté là ! Vous le savez si vous avez visionné la vidéo… Elle n’a pas participé — elle s’est contentée de regarder… Elle est partie au bout d’un quart d’heure. Et elle n’est jamais revenue !

— Tu mens ! La vérité, c’est que Naomi avait tout raconté à sa mère et que vous les avez éliminées toutes les deux ! »

Il a paru étonné.

« Non ! s’est-il insurgé avec une soudaine véhémence. C’est la vérité ! Elle n’est venue qu’une fois ! On ne l’a jamais revue… Je crois… qu’elle cherchait à identifier un visage derrière les masques, à reconnaître quelqu’un… Elle était là pour ça…

— QUI ? » ai-je hurlé.

Il a considéré les autres, puis son regard s’est arrêté sur moi.

« Toi. Elle voulait savoir si tu en faisais partie… Je crois que, ces derniers temps, elle se demandait qui tu es vraiment. »

Pour le coup, ça nous a tous calmés — à commencer par moi. Je me suis demandé si ça aussi, ce n’était pas une stratégie.

Mais je me suis souvenu de la phrase de Naomi sur le ferry : « J’ai découvert qui tu es. »

Pendant ce temps, Kayla a passé un torchon sous le jet du robinet et elle s’est agenouillée à côté de lui pour nettoyer son visage amoché et contusionné. Il a tressailli quand elle a effleuré sa pommette.

« Doucement, a-t-il murmuré. Doucement. Merci… »

Il a de nouveau levé les yeux vers nous depuis le sol.

« Comment vous avez eu cette vidéo ? »

Je me suis souvenu de l’avertissement de Darrell.

« Je n’ai pas le droit de le dire. »

Il nous a scrutés l’un après l’autre.

« Alors, c’est ça : vous le connaissez ? »

J’ai haussé les sourcils.

« Qui ça ?

— Le corbeau, pardi… »

Mon esprit s’est mis à travailler. Selon Darrell, il s’apprêtait à faire chanter les participants aux soirées — mais il n’avait pas eu le temps de le faire… Il avait été devancé