« Quel corbeau ? On vous fait chanter ? j’ai dit, surpris.
— Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous le savez bien puisque vous avez vu la vidéo… C’était vous ?
— Nous qui ?
— Les maîtres chanteurs, bordel… Aïe ! a-t-il gueulé quand Kayla a touché son nez cassé. Faites attention ! »
Il reprenait du poil de la bête.
« Pardon, s’est-elle excusée.
— Quels maîtres chanteurs ? a dit Shane. Explique-toi, sale petite merde ! La vidéo qu’on a vue, tu l’as jamais reçue… Alors de quoi tu parles, connard ? »
Pendant un bref instant, Harding a semblé aussi perdu que nous. Il a réfléchi. « Il y a un corbeau sur cette île, a-t-il finalement lâché. Qui connaît les petits secrets de tout le monde. Qui envoie des mails et qui fait chanter les habitants. Personne ne sait qui c’est… »
On s’est tous regardés. Puis j’ai tourné mon regard vers la nuit noire collée à la fenêtre — comme si le corbeau en question avait pu nous épier en ce moment même.
« Plusieurs des… participants à nos petites soirées ont déjà reçu des mails de sa part. Ils ont cessé de venir. Et ils ont payé. Ça fait des mois qu’on n’a plus fait de soirées à cause de lui. Les gens ont peur…
— Tu veux dire que ces gros porcs dégueulasses et ces vieilles putes font dans leurs frocs, c’est ça ? a grincé Shane. Désolé de ne pas compatir… Vous étiez moins regardants quand vous faisiez venir des mineurs, hein ? »
Harding s’est raidi.
« Les jeunes qu’on fait venir sont majeurs. Et ils ne sont pas d’ici. On n’est pas si cons… Naomi et toi, c’était une erreur… Naomi, elle a insisté, elle m’a fait la danse du ventre pour participer, difficile de lui dire non quand elle désirait un truc. Je n’ai compris que trop tard ce qu’elle voulait vraiment… Et toi, c’est Claudette qui a voulu. (La pharmacienne.) J’ai failli refuser mais elle a su se montrer persuasive… Elle t’avait dans la peau, Shane. (Il s’est tourné vers Kayla.) Il y a une bassine sous l’évier… s’il vous plaît. »
Elle la lui a apportée et il a craché dedans un sang noir mêlé de salive et — m’a-t-il semblé — de quelques bouts de dents.
« Revenons à ce type, ai-je dit. Le maître chanteur… Vous n’avez pas une petite idée de qui ça peut être ? »
Il m’a dévisagé, avec l’air de se demander si je bluffais.
« J’ai pensé à plusieurs personnes, évidemment, a-t-il finalement répondu, mais non : j’en sais rien du tout… Qui que ce soit, il est drôlement malin. (L’espace d’une demi-seconde, il est rentré en lui-même.) C’est quelqu’un qu’on ne soupçonne pas… Pas du tout… D’après moi, c’est quelqu’un qui passe relativement inaperçu. Discret, effacé. Et aussi une personne qui a accès à certaines informations, forcément. »
Je l’ai fixé. Sans savoir pourquoi, j’ai revu la mère de Charlie dans l’église… Son sourire compatissant… Une belle femme à sa façon — pas une beauté aussi tapageuse que la pharmacienne, plutôt discrète, travailleuse et effacée. Mais qui voyait passer tout Glass Island dans son magasin.
« Il se délecte du pouvoir qu’il détient, a poursuivi Harding. Ce n’est pas seulement l’argent, à mon avis. Il se sent comme le maître de l’île. Celui qui a pouvoir de vie et de mort sur ses habitants, celui qui peut détruire leur existence, leur carrière, leur famille, leur réputation… C’est le pied absolu pour lui : tous ces gens sous sa coupe. C’est le règne de la transparence, mec… Celle que nous exigeons de ceux qui nous représentent, combien d’entre nous seraient prêts à se l’appliquer à eux-mêmes, hein ? Tous nos petits secrets étalés au grand jour. C’est vers ça que tend la société, bordel. Ce salopard a juste pris un peu d’avance… »
Il a tendu un bras.
« Vous pouvez m’aider ? »
Kayla l’a pris sous une aisselle et l’a aidé à se relever. Il a grimacé. Nous n’avons pas bougé.
« Il éprouve sans doute un sentiment de toute-puissance en ce moment, il va vouloir se vanter, jouer avec le feu, il va commettre des erreurs… »
Il s’est appuyé contre l’évier et nous a observés.
« Et vous, les mômes ? Est-ce que vous n’avez rien à cacher ? Est-ce que vos vies sont nickel-chrome, pas le moindre petit secret nulle part ? Ou est-ce qu’il y a des trucs que vous n’aimeriez pas que les autres sachent ? Des trucs dont vous avez honte… Des trucs que pour rien au monde vous ne voudriez voir dévoilés devant vos potes, votre petite copine, vos parents ou le reste de la classe… Ne répondez pas, je connais la réponse.
— Vous allez porter plainte ? ai-je demandé.
— Avec ce que vous savez sur moi ? Vous rigolez ! Foutez le camp, maintenant. Dehors. »
Il matait ses pieds. Il avait l’air épuisé. Nous l’étions tous.
Nous sommes ressortis en silence par la porte de devant. Sonnés, incrédules.
Cette île que nous pensions connaître, que nous arpentions depuis si longtemps nous révélait peu à peu des aspects plus souterrains, plus sinistres… Soulevant toujours plus de questions : est-ce que Naomi me soupçonnait d’être le maître chanteur ? Est-ce que c’était elle ? Est-ce qu’elle avait elle-même été victime d’un chantage ? « La nuit nous attend », avait dit le prêtre à l’église. Pas exactement : elle était déjà là.
23.
Conversation
Noah Reynolds entra au Jolly Roger et il chercha Bernd Krueger des yeux.
Le shérif était assis à une table dans le fond, après le bar, près du poêle. Il portait un coupe-vent bleu et un pantalon marron. Noah promena son regard sur la salle. Il y avait des filets de pêche sur les murs lambrissés, un jeu de fléchettes, de vieilles publicités et même un espadon en plastique. Deux types au bar coiffés de casquettes, perchés sur des tabourets, et deux filles en jean au billard. Il régnait une agréable chaleur quand on arrivait du dehors ; des flammes léchaient la vitre noircie du poêle. On était dimanche soir et, dans la pénombre, quatre écrans télé diffusaient ou rediffusaient les matches du week-end en sourdine : base-ball, basket, football, soccer…
« Salut, Bernd, dit Noah en s’asseyant.
— Ça fait une paie, Lincoln », commenta Krueger en lui serrant vigoureusement la main.
C’était le surnom de Noah lorsqu’ils étaient tous deux au Seattle Police Department — Krueger à l’unité Vols et Cambriolages, Reynolds aux Homicides. À cause de son visage allongé, des bouquins qui traînaient sur son bureau. Et peut-être aussi de sa silhouette de Grand Inquisiteur. La plupart des flics du SPD enviaient à Noah ses états de service et, pour cette raison, ils avaient tendance à devenir sarcastiques dans son dos. Ajouté à cela le fait qu’il ne se joignait jamais aux pots après le boulot, qu’il manquait d’humour et qu’on ne lui connaissait aucune liaison, les rumeurs allaient bon train à l’époque.
« Tu ne me demandes pas ce que je deviens ?
— Je me suis renseigné. Il paraît que tu traînes dans le coin depuis quelques jours… et que tu es dans le privé, maintenant… Qu’est-ce que tu cherches chez moi, Noah ?
— Un gosse », répondit Reynolds.
Il avait décidé de jouer franc-jeu : il espérait que le shérif allait relancer la conversation, mais il n’en fit rien. Il préférait laisser Noah venir.