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« Grant Augustine, ça te dit quelque chose ? »

Krueger haussa les épaules en signe d’ignorance — ou d’indifférence. Puis il leva les yeux vers un des écrans télé.

« Un type qui a fait fortune en travaillant pour le secteur de la Défense. Il se présente au poste de gouverneur de Virginie…

— En quoi ça me concerne ?

— On lui a enlevé son fils, il y a des années. À la naissance… Depuis cette époque, il le cherche partout. »

Krueger ne manifesta aucun intérêt particulier, même pas une attention polie.

« Certaines informations que nous avons reçues récemment nous laissent à penser que le gamin pourrait se trouver sur une de tes îles… »

Cette fois, Noah constata qu’il avait réussi à éveiller la curiosité de son interlocuteur. Krueger baissa les yeux sur lui.

« Un fils, tu dis ? (Il avait demandé cela en mettant toute l’impassibilité dont il était capable dans sa voix.) Disparu à la naissance… Sacrée histoire… Et il aurait quel âge aujourd’hui ?

— Seize ans.

— Et c’est pour le retrouver que tu es ici ? »

Noah opina. Krueger le scruta, pensif.

« Et tu as une idée de l’époque à laquelle il serait arrivé ici ?

— Pas la moindre. Ça peut être il y a seize ans comme l’année dernière…

— Elle est bizarre, ton histoire.

— Je sais.

— Un kidnapping… Pourquoi ton Augustine ne s’adresse-t-il pas au FBI ?

— Mon… employeur… ne veut pas effrayer le gibier… et il est le plus gros sous-traitant de la NSA, expliqua Noah avec un clin d’œil. Il a encore plus de moyens que le FBI et la CIA réunis.

— Ouais, ouais… comme pour les armes de destruction massive en Irak et le 11 Septembre, hein ? riposta Krueger avec un autre clin d’œil. S’il a autant de moyens, comment ça se fait qu’il ne l’ait pas encore retrouvé ? »

Noah leva les mains en signe de reddition.

« Bonne question, Bernd. Bonne question… »

Krueger avait terminé sa bière, il fit un signe au barman.

« Et qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Que tu me parles de cette fille qui a été assassinée.

— Tu as évoqué un fils, pas une fille…

— C’est son petit copain qui m’intéresse…

— Henry ? »

Noah revit le gamin ténébreux en compagnie de ses potes sur le parking des ferries. Il avait failli lui rentrer dedans en pénétrant dans les toilettes du ferry, un jour — et Noah savait que le garçon l’avait repéré. Pourquoi un adolescent de seize ans était-il à ce point sur ses gardes ? Puis il avait découvert l’article dans le journal…

« Ce gosse n’a pas de profil Facebook à son nom, pas de photo sur Internet — rien.

— Tu es bien renseigné, on dirait. Et alors ?

— Tu ne trouves pas ça bizarre ? »

Krueger haussa les épaules.

« Je crois savoir que ses deux mamans ont des opinions bien arrêtées sur ce qui est bon ou pas pour leur gosse… Et toi, Noah, toujours pas de gosses ? Comment va Elizabeth ? »

Noah encaissa.

« Il est élevé par deux lesbiennes ? » demanda-t-il.

Krueger acquiesça.

« Adopté ? »

De nouveau, Krueger fit un signe positif.

« À quoi elles ressemblent ? »

Krueger haussa les épaules.

« L’une est petite et brune, l’autre grande et blonde. Elles tiennent un bed and breakfast en dehors de la ville. Et la blonde travaille à Redmond pour faire bouillir la marmite… La brune joue aussi du violoncelle, si ça peut t’aider, ajouta Krueger en mimant le geste d’un musicien en train de jouer.

— Quel âge ?

— La quarantaine… »

Noah sentit son excitation croître. Était-il possible qu’il eût tapé dans le mille aussi facilement ?

« Ce gamin, il fait partie de vos suspects ? »

Krueger hésita. Il n’aimait pas spécialement Noah, mais il n’avait rien contre lui non plus. Noah Reynolds avait été un bon flic.

« Il est même notre suspect no 1, dit-il.

— Explique…

— La gamine était enceinte. »

Noah eut le plus grand mal à dissimuler la bouffée de chaleur qui lui montait au visage. Tout à coup, il se sentit des fourmis dans les jambes. Bon sang, qui disait fœtus disait… ADN !

« Et l’autopsie ? Qui s’en est occupé ?

— Shatz. »

Son jour de chance !… Le Dr Fraser Shatz, médecin légiste en chef et directeur du service de médecine légale du comté de Snohomish. Noah avait plus d’une fois travaillé avec lui quand il était aux Homicides. Ils s’étaient toujours bien entendus. Les types compétents se reconnaissent entre eux. Une question lui brûlait les lèvres. Mais il devait la poser aussi négligemment que possible — comme si c’était un détail périphérique.

« Si elle était enceinte, je suppose que vous cherchez à savoir qui est le père… »

Krueger planta son regard dans le sien.

« Je ne suis pas né de la dernière pluie, Reynolds. Je sais très bien à quoi tu penses. Oui : nous conservons l’ADN du fœtus — et oui : nous allons effectuer un prélèvement pour comparaison sur tous les habitants mâles de l’île en âge d’être pères. Dès que nous aurons l’aval de la justice. Ça coince un peu de ce côté-là. Pour le reste, je ne veux rien savoir de ce que tu trafiques, compris ? Vois ça avec Shatz, d’accord ? Avec un peu de chance, il sera dans un bon jour. Je ne suis au courant de rien et cette conversation n’a pas eu lieu. »

Sur ce, Bernd Krueger déposa un billet, se leva et sortit.

24.

Nuit

Je suis sorti en mer, cette nuit-là. J’avais besoin d’exercice et l’orage s’était brutalement calmé, laissant derrière lui une mer d’huile — comme souvent dans ces îles. J’ai attendu que mes mamans dorment et je me suis faufilé dehors ; j’ai tiré le kayak jusqu’à la berge.

Je n’ai pas vu d’orque. J’ai pagayé tranquillement, sans forcer à cause de la douleur qui se réveillait au moindre mouvement, et mon kayak glissait sur les eaux noires avec un chuintement presque imperceptible. Il n’y avait pas d’autre bruit que le léger clapotis de l’eau contre les rochers, j’étais une ombre parmi les ombres. J’ai doublé le cap de Limestone Point, levé les yeux vers le sommet du phare, au-dessus de la plate-forme métallique, et j’ai aperçu la vitre fracassée. Un oiseau… Ni le premier ni le dernier. Chaque année, attirés par la puissante lanterne, des pétrels perdent la vie à cause de leur amour pour la lumière.

Le froid nocturne était coupant et le pinceau du phare tranchait la nuit comme un hachoir. Je l’ai laissé derrière moi.

La nuit se déployait à présent en un dégradé de noirs, de gris et de bleus froids et oppressants. Le phare est au bout de l’île ; au-delà s’étend le détroit et, de l’autre côté, les silhouettes noires d’Orcas Island, de Crane Island et de Shaw. Je connaissais chaque crique, chaque rocher de cette zone ; ce paysage familier m’apaisait — loin des caméras, des pages Facebook accusatrices et des soupçons de la police. Presque aussi impalpable qu’une armée de fantômes, les arbres de la forêt glissaient près de l’eau, dans l’obscurité.

Tout en pagayant sous le ciel clouté d’étoiles, je me suis demandé pourquoi Naomi avait enquêté sur moi à mon insu et si ces recherches avaient un rapport avec sa mort. J’ai repensé au maître chanteur… Était-ce lui, l’assassin ? Naomi l’avait-elle démasqué ? « C’est quelqu’un qu’on ne soupçonne pas », avait dit Harding. J’avais l’impression que la personne que nous cherchions était comme un chat : silencieuse, discrète, proche, elle passait inaperçue. Elle était toujours là, constamment, chaque minute, mais on n’y faisait pas attention. Et elle était sur le ferry…