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À un moment donné, quelque chose de gros, de silencieux et de rapide a frôlé mon embarcation, près de la surface, avant de replonger dans les ténèbres. Son passage a produit un son bref et soyeux puis, le silence est retombé. Ainsi était celui que nous cherchions : une ombre, toujours là, jamais loin, imprévisible. Venu des profondeurs de nos peurs et de nos secrets. J’ai frissonné et décrit un cercle pour rentrer.

Une fois dans ma chambre, je me suis assis à la tête du lit, j’ai rassemblé oreillers et couvertures autour de moi en un rempart contre le monde extérieur, le menton sous la courtepointe, comme quand j’avais dix ans. Sur les murs, le regard noir et étincelant de l’enfant de The Grudge, la haute silhouette de Max von Sydow dans L’Exorciste (qui me rappelait furieusement celle du ferry) ou encore le duo inquiet Gregory Peck/Lee Remick dans The Omen me semblaient acquérir une vie nouvelle.

Aux petites heures, alors que les premières lueurs de l’aube commençaient seulement à griser le ciel, je n’avais toujours pas bougé, et j’ai accueilli le jour nouveau avec le même soulagement qu’un voyageur traversant en diligence une contrée infestée de vampires, qu’un patient dans un hôpital qui a affronté une nouvelle nuit de douleur et de solitude.

J’ai appelé Lovisek au lycée pour lui dire que je ne me sentais pas la force de venir, ce lundi. Il s’est montré compréhensif. Je l’ai félicité pour ses paroles à l’église : « Ça n’était pas des propos de circonstance, a-t-il dit. Tu sais, mon père et moi, on ne s’entendait guère. Et puis, après qu’il est mort, je me suis rendu compte que je l’aimais, malgré nos différends… À la réflexion, je crois que c’est juste parce qu’il est plus facile d’aimer un mort, tu vois… C’est affreux à dire, mais il y a des personnes comme ça qu’il est plus facile d’aimer mortes que vivantes. Et puis, il y a les autres : celles dont la mort laisse un vide immense. Elle va beaucoup nous manquer… » J’ai compris, en cet instant, qu’il parlait autant de sa fille que de Naomi.

J’ai consacré la matinée à des riens : je suis resté dans mon bain avec un roman de Louise Penny jusqu’à ce que l’eau en soit froide, j’ai joué à Clash of Clans, navigué sur Internet, répondu aux textos de Charlie, de Shane et de Kayla me demandant où j’étais passé — maman Liv est venue au moins trois fois voir comment je me sentais et si je voulais manger un truc. Quand elle est partie faire les courses, elle m’a proposé de l’accompagner mais j’ai décliné.

Dès que le moteur de la Volvo a cessé de se faire entendre, je suis descendu dans son bureau. Liv et France ont chacune le sien, au bout d’un petit couloir qui part de la salle commune. Celui de Liv comprend juste un vieux bureau trouvé dans une brocante surmonté d’une lampe en verre multicolore et un meuble à tiroirs métallique pour dossiers suspendus.

Il n’était pas verrouillé. France était à Seattle. J’ai commencé à fouiller rapidement parmi les dossiers pleins de factures, de courrier administratif, de relevés de banque et aussi de recettes de cuisine que Liv utilisait pour préparer les petits déjeuners. Je n’ai rien trouvé qui pût expliquer le coup de fil qu’elle avait passé.

Après le déjeuner, je n’ai pas attendu qu’elle se rende à son rendez-vous pour la suivre : j’avais repéré l’endroit sur Internet et, entre le ferry et la route jusqu’à Mount Vernon, je savais qu’il y en avait au moins pour une heure trente de trajet. Aussi, je lui ai lancé que j’allais faire un tour et elle a passé la tête hors de la cuisine : « Tu es sûr que ça va, Henry ? » J’ai fait signe que oui et je suis sorti. J’avais deux bonnes heures d’avance et je ne voulais pas attirer son attention, quoique je ne visse pas comment elle aurait pu avoir le moindre soupçon.

Sur le ferry, j’ai découvert la présence des hélicoptères et des bateaux des gardes-côtes et des douanes qui tournaient autour de l’île. Ils cherchent la mère de Naomi, ils la croient morte. Je suis resté planté là, sur un des ponts extérieurs, en plein vent, à regarder leur manège, toute cette agitation sous le ciel gris, avec l’étrange sentiment que tous avaient dans un coin de leur tête la photo d’un suspect idéal placardée au mur : moi.

Le Shirley’s se trouvait tout près de l’Interstate 5, dans une zone commerciale de Mount Vernon comprenant, entre autres, un Best Western, un DQ, un Burger King, une station de lavage Kwik-N-Kleen et une station-service Shell. Il n’y avait pas beaucoup d’endroits où se planquer, aussi ai-je choisi le parc de stationnement du Burger King, suffisamment à distance pour ne pas attirer l’attention, mais avec une vue imprenable sur l’entrée.

Le ciel avait pris une teinte verdâtre des plus curieuse et la lumière entre les masses nuageuses semblait colorée par un de ces filtres qu’on utilise sur Instagram. J’ai respiré un bon coup et je suis descendu. Puis j’ai marché jusqu’au carrefour, à une centaine de mètres de là. J’ai franchi la quatre-voies à hauteur du DQ et me suis dirigé vers le Shirley’s à travers le terre-plein.

La façade de bardeaux peinte en bleu layette avait connu des jours meilleurs. Il n’y avait pas beaucoup de voitures garées devant, ce qui ne faisait guère mes affaires. J’ai poussé la porte vitrée. À l’intérieur, un long comptoir en aluminium qui courait face à l’entrée, deux employées coiffées de petits chapeaux en papier, une vingtaine de tables et des box sur la droite, avec des banquettes en similicuir. Trois clients : un couple près d’une fenêtre et un homme seul assis dans l’un des box. L’unique avantage stratégique : d’épais rideaux masquaient en partie les fenêtres tout comme la porte d’entrée, et une pénombre discrète enveloppait les lieux, percée par de petites lampes. J’ai reconnu la musique — forte — qui sortait des minibaffles : Alice in Chains.

« Bonjour, a dit l’une des employées.

— Je reviens… »

Je suis retourné à ma voiture. Il était temps car, en traversant le passage-piétons, j’ai vu approcher la Volvo de Liv sur la bretelle de l’Interstate. Je me suis planqué quand elle est passée devant moi, a tourné au carrefour et s’est engagée sur le parking du Shirley’s.

J’ai jeté un coup d’œil et vu Liv descendre de la Volvo. Elle a disparu à l’intérieur du restaurant.

C’était maintenant que les choses se compliquaient. Rentrer là-dedans revenait à prendre un foutu risque. J’imaginais la tête de Liv si elle me voyait là. Elle en conclurait naturellement que non seulement je l’avais espionnée au téléphone mais aussi que je l’avais suivie jusque-là avec l’intention de l’épier à nouveau. Croyez-moi, il y a peu d’épreuves que j’ai moins envie d’affronter qu’un savon de Liv Myers, ma mère adoptive. Liv mesure peut-être un mètre cinquante-huit, mais elle aurait fait merveille comme procureur dans un tribunal — ou dans un talk-show. Ses colères ont quelque chose de jupitérien, et tous ceux qui les ont essuyées évitent de s’y exposer à nouveau dans la mesure du possible. Je ne lui ai jamais donné personnellement l’occasion de sortir de ses gonds, mais je l’ai déjà vue s’en prendre à d’autres — je revois un garagiste indélicat et me rappelle une remarque sexiste et homophobe de la part d’un ivrogne d’East Harbor pendant la fête nationale — et, à mon humble avis, ils s’en souviennent encore.