Je n’osais imaginer sa réaction. Je n’avais même pas envie d’y penser. Quelle que soit la raison ou la peur, il faudra la dépasser, a déclaré le coach Anthony Robbins. Ben voyons, le genre de truc plus facile à dire qu’à faire… Je me rendais compte que mon obéissance avait toujours procédé d’une seule source : la peur qu’elle m’inspirait. Planté au carrefour, j’ai réfléchi un moment. À part le couple, il n’y avait qu’un seul homme dans le bar. Je l’avais à peine entraperçu mais il m’avait donné l’impression d’avoir dans la quarantaine, les cheveux grisonnants et, surtout, il était assis dans un box face à l’entrée. Ce qui signifiait que Liv allait forcément s’asseoir dos à celle-ci si c’était bien lui qu’elle venait voir.
Qui d’autre ?
J’ai attendu cinq minutes et aucun véhicule n’est venu se garer près de la Volvo. J’étais sûr et certain de n’avoir jamais vu cet homme de ma vie ; par conséquent, sauf si Liv lui avait un jour montré une photo de moi, il n’y avait aucune chance pour qu’il me reconnaisse. Près de moi, au-dessus de la chaussée, les feux passaient du rouge au vert, du vert au rouge, et le flot de véhicules s’interrompait puis repartait comme une marée filmée en accéléré.
J’ai pensé au box libre juste à côté, séparé de celui où l’homme était assis par une cloison. Mais que se passerait-il si Liv tournait la tête au moment où j’entrais et où l’employée disait « bonjour », ou bien si elle reconnaissait ma voix quand la serveuse viendrait prendre ma commande ? Ou encore si elle partait la première et passait devant ma table ? Trop de risques…
Et puis, un petit miracle s’est produit. En l’espace de cinq minutes, plusieurs pick-up ont déboulé en même temps de la bretelle d’autoroute et une douzaine de types qui avaient l’air d’ouvriers ou de bûcherons en sont descendus pour entrer au Shirley’s en devisant bruyamment — je pouvais suivre leurs conversations de là où j’étais. Ensuite, ça a été le tour d’un monstrueux Peterbilt de trente-sept tonnes suivi d’un autre mastodonte grondant et ferraillant dont la plate-forme était chargée d’une montagne de troncs et dont les freins à air ont émis des soupirs véhéments quand il s’est immobilisé sur le parking — après quoi les chauffeurs ont emboîté le pas aux ouvriers.
L’heure de pointe apparemment : j’étais juste arrivé un tout petit peu trop tôt.
J’ai pris ma décision.
J’ai traversé la route et le parking et je suis entré dans la salle trente secondes après les routiers. Les deux employées n’étaient plus derrière leur comptoir mais occupées à faire le service. J’ai jeté un coup d’œil vers le box et mon cœur a fait un petit saut : Liv était bien là, assise face au type. Le box voisin était libre… Les camionneurs comme les ouvriers s’étaient répandus dans la salle. J’ai foncé tête baissée. Je me suis laissé tomber sur la banquette la plus proche, à quelques centimètres seulement de ma mère, lui tournant le dos comme elle me tournait le sien.
Entre la musique et les conversations, le brouhaha était assourdissant, l’obligeant à élever la voix. Le revers de la médaille étant que, à cause de ce même bruit, je ne percevais que des bribes.
« … inquiète… faire si grand… gustine… nos traces… ? a-t-elle dit.
— … es sûre… ? a dit l’homme.
— … France a vu… plusieurs fois sur… fer… moi… rues d’East… l’air d’un… FBI ou… sûre que… Henry qu’il cherche… »
Est-ce que j’avais vraiment entendu Henry ? Avait-elle dit : « Je suis sûre que c’est Henry qu’il cherche » ? Ou bien mon esprit déformait-il ses propos et les réarrangeait-il en fonction de mes propres fantasmes ?
« Bonjour, vous avez choisi votre commande ? » a soudain demandé la serveuse à côté de moi.
J’ai regardé le menu, pris de court.
J’ai mimé la langue des signes puis montré son calepin et son stylo. Elle me les a tendus.
J’ai écrit :
Hamburger, Coca Zero
« Très bien. Quel assaisonnement ? »
Même manège…
« Très bien. Ce sera tout ? »
J’ai hoché la tête, lui ai fait un joli sourire. Elle est repartie. J’ai de nouveau prêté l’oreille.
« … ry a quel âge ? » demandait l’homme.
(Ou peut-être était-ce mon esprit qui le demandait.)
« Seize…
— … naissan… ?
— 1997. »
(Cette date entendue très précisément — l’année de ma naissance — mais qui sait de quels tours l’esprit est capable, hein ?)
« … grant… stine… »
(C’était la deuxième fois que j’entendais ces syllabes. Qu’est-ce qu’elles voulaient dire ?)
J’ai continué à écouter mais c’était à présent Pearl Jam dans le juke-box et le groupe de Seattle a réduit leur conversation à un brouet presque inaudible. De nouveau, cependant, ces sons : « ant… ustine… » J’ai essayé de me concentrer. Justine ? Quelque chose avec Justine ? Tout à coup, la musique s’est interrompue et j’ai entendu l’homme déclarer distinctement :
« Si c’est Augustine, alors… »
La musique a repris et les conversations dans la salle ont aussitôt regrimpé de plusieurs dizaines de décibels. Qui était Augustine ? Pourquoi revenait-il tout le temps dans la discussion ? La serveuse m’a apporté mon hamburger et mon Coca. J’avais déjà sorti un billet ; elle m’a rendu la monnaie. J’ai essayé de capter d’autres bribes, mais rien de significatif n’est parvenu à mes oreilles.
J’ai avalé mon hamburger en vitesse et j’ai détalé — non sans un dernier regard à l’homme assis en face de maman Liv en sortant.
25.
Yeux et oreilles
L’immeuble délabré se trouvait dans un quartier déshérité, à la périphérie de Washington D.C., loin des fastes du Capitole et de la Maison-Blanche, dans une rue à l’atmosphère lugubre bordée d’entrepôts protégés par de hauts grillages. Sa chaussée était défoncée et ses réverbères anémiques. La limousine Cadillac noire aux vitres blindées faisait tache dans ce décor suburbain défraîchi. Elle était l’exacte reproduction de la Cadillac One du président, avec un châssis de camion GMC, un blindage militaire et des pneus Goodyear de quatre cent quatre-vingt-quinze millimètres pouvant rouler à plat.
Elle vira lentement et disparut presque sans bruit dans la rampe d’accès au sous-sol du bâtiment ; et le SDF qui battait le pavé à quelques pâtés de maisons de là se demanda s’il n’avait pas rêvé.
À peine le luxueux véhicule immobilisé, Grant Augustine se dirigea directement vers l’ascenseur. Il avait délaissé la limousine pour un mode de locomotion plus discret depuis qu’il était en campagne électorale, mais il ne dédaignait pas de l’emprunter quand il se rendait dans la capitale fédérale.
En sortant de l’ascenseur, il fit un petit salut au garde en civil et se faufila dans le dédale des couloirs décrépits jusqu’à une porte blindée surmontée d’une caméra qui ne portait aucune plaque. Il appuya sur un bouton et attendit qu’un autre garde armé vienne lui ouvrir. C’était tous d’anciens Marines. Cette officine n’avait aucune existence officielle, ce bâtiment n’était mentionné sur aucun rôle, ne figurait dans aucun dossier, n’apparaissait dans aucun ordinateur. Le garde salua Augustine, qui remonta le couloir grouillant de monde et zigzagua entre des bureaux surpeuplés qui avaient tous la même particularité : ils étaient éclairés au néon nuit et jour et leurs fenêtres étaient occultées par des films plastique et des stores baissés.