Grant parvint enfin à une pièce à peine plus grande que les autres et il pinça les narines en reniflant l’odeur de sueur, d’oignon et de tabac froid. Le centre de la pièce était occupé par une grande table métallique, les murs recouverts d’écrans de télévision : des volutes de fumée s’élevaient dans la lueur des écrans. Malgré lui, Augustine toussa. Jay leva la tête. Il avait les deux mains posées à plat sur le bord de la table, les manches de sa chemise retroussées.
« Quelle odeur affreuse, commenta son patron.
— On n’aime pas les oignons ? plaisanta Jay.
— Mon repas préféré, répondit Augustine. Tu m’as dit qu’il y avait du nouveau ? »
Jay opina. Il montra d’un geste ample la pièce et les gamins (le plus âgé avait trente ans) qui s’activaient autour d’eux.
« On surveille en temps réel les courriels, l’usage des réseaux sociaux et toute autre activité sur Internet de n’importe lequel des seize mille habitants de ces îles. Toutes les webcams de l’archipel et des ferries qui les desservent. Tous les numéros de téléphone de tous les habitants, tous les comptes mails, les conversations par chats, les photos, les données stockées, toutes les activités : Microsoft, Yahoo ! Google, Facebook, Paltalk, YouTube, Skype, Snapchat, WhatsApp… tout arrive dans cette pièce. NUCLEON nous permet de sélectionner leurs appels téléphoniques en les filtrant par mots-clés, TREASURE MAP d’obtenir la géolocalisation instantanée de n’importe quel dispositif connecté : smartphone, tablette, ordinateur… EGOTISTICAL GIRAFFE cible Tor, MUSCULAR les réseaux privés de Google et de Yahoo ! Tout est enregistré, filtré, compulsé, analysé…
— Je croyais que tu avais du nouveau », insista Augustine d’une voix sifflante.
Jay poussa une tablette dans sa direction. Grant se pencha et vit la une du Seattle Times sur l’écran.
« Un… journal, dit-il. C’est une blague ?
— Lis. »
Les yeux de Grant se réduisirent à deux fentes quand il surprit le sourire de Jay.
« Jay, ne me fais pas languir, s’il te plaît…
— Reynolds a fait du bon boulot. Et on dirait qu’on a peut-être de la chance, cette fois.
— Explique.
— Lis… »
Augustine jeta un coup d’œil à l’article.
« Une adolescente assassinée sur Glass Island… Et alors ?
— C’est son petit ami qui est intéressant. »
Augustine s’approcha d’une grosse machine à café industrielle et glissa une tasse sous l’un des becs verseurs.
« Intéressant à quel point ?
— Seize ans. Élevé par deux gouines… adopté… »
Depuis que Noah l’avait appelé, il avait eu le temps de pousser les investigations un peu plus loin. C’est fou ce que les établissements scolaires protégeaient mal la vie privée de leurs élèves. Augustine se retourna.
« … pas de profil Facebook à son nom, mais un baptisé Fan de films d’horreur sans photo ni identification… » continua Jay.
Un éclair passa dans les yeux de son patron.
« … pas de photo ailleurs sur Internet… »
Augustine haussa les sourcils.
« … n’apparaît pas non plus sur la photo de classe… »
Jay le vit se troubler.
« On dirait même qu’il est absent chaque fois qu’on la prend… » Il soutint le regard de Grant : « D’après Reynolds, il est leur suspect no 1. J’ai épluché les communications du bureau du shérif et les mails échangés entre le shérif et l’attorney. Ils confirment ce qu’a dit Reynolds… »
Les pupilles en face de lui brillaient d’un éclat intense à présent.
« Mais il y a mieux », ajouta-t-il.
La pause qu’il ménagea faillit mettre Augustine hors de lui.
« La fille était enceinte. »
Cette fois, Grant Augustine faillit en lâcher sa tasse.
« Seigneur », murmura-t-il.
Son regard se perdit au-delà des murs épais de cette forteresse, vers le nord-ouest, vers un chapelet d’îles embrumées à des milliers de kilomètres de là.
« Tu crois que ça pourrait être… lui ? »
Jay haussa les épaules.
« Ça serait un sacré coup de bol.
— Juste retour des choses. On n’en a pas eu beaucoup jusqu’ici…
— En tout cas, ça vaut la peine qu’on se penche sur son cas. Il y a suffisamment d’éléments concordants.
— Si ce que tu me dis est vrai, ce gamin a le profil, Jay. Tu t’en rends compte ?
— Oui.
— Tu crois que c’est lui, le père ?
— Qui d’autre ? C’était sa petite amie.
— Elle a pu le tromper… Ça expliquerait qu’il l’ait tuée… »
Pendant une seconde de pure angoisse, Augustine se demanda s’il venait d’être assez incroyablement chanceux pour avoir enfin retrouvé son fils et assez incroyablement malchanceux pour qu’à peine retrouvé celui-ci se transformât en criminel.
« Je suppose que puisqu’elle était enceinte, ils vont faire des comparaisons génétiques avec la population masculine ?
— Reynolds doit rencontrer le légiste demain, confirma Jay. C’est une de ses anciennes connaissances. Le service médico-légal a effectivement conservé l’ADN du fœtus dans ce but. »
Augustine frappa du plat de la main sur la table métallique et renversa un peu de café sur son pantalon clair, mais il n’y fit même pas attention.
« Il nous faut un test ADN, Jay ! Une comparaison des marqueurs génétiques entre ce fœtus et moi ! Si le test est négatif, cela ne voudra pas dire que ce gamin n’est pas mon fils… peut-être qu’elle couchait avec quelqu’un d’autre que son petit copain… mais s’il est positif, s’il s’avère que j’en suis le… grand-père… »
La perspective le rendit muet de saisissement.
« Il se passe d’autres trucs bizarres sur cette île », poursuivit Jay.
Augustine le regarda dans les yeux.
« Comme quoi ?
— Cela fait des jours qu’on épluche mails, communications téléphoniques, textos des habitants de l’île… Je passe sur les petits adultères, les petits trafics, les petites combines… Il y a un détail beaucoup plus intéressant : il semblerait que quelqu’un les fasse chanter.
— Pardon ?
— Nous avons intercepté plusieurs mails… Des mails anonymes envoyés à certains des résidents. Il y a un putain de maître chanteur sur ce caillou, Grant. Et il est malin. Il les envoie depuis des cybercafés de Seattle, de Bellevue ou d’Everett… Jamais à la même heure, jamais du même endroit. Aucune récurrence détectée. Ça a l’air parfaitement aléatoire. Et ses textos sont expédiés à partir de téléphones à carte prépayée achetés dans des boutiques différentes…
— Et ?
— Parmi ses victimes, il y a les mamans de ce gamin : Henry. Il les a menacées de révéler leur secret : le secret de l’origine de leur fils… c’est ce qu’il a écrit…
— Oh, Seigneur, exulta Augustine si fort que plusieurs têtes se tournèrent. Oh, Dieu Tout-Puissant ! C’est lui, Jay ! Ce Henry ! Pas de doute : c’est mon fils !