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Elle allait faire comme d’habitude — m’envoyer verbalement dans les cordes — quand la main de France s’est posée sur son bras, aussi légère qu’une plume. Maman Liv s’est tournée vers elle ; France est alors intervenue en langue des signes, avec précipitation, comme lorsque les mots se pressent sur vos lèvres.

Je crois qu’il est temps de lui dire, ai-je compris. Je crois qu’Henry a le droit de savoir. Il a seize ans, Liv. Il faut lui dire ce qu’il se passe. Nous n’avons pas le droit de le garder plus longtemps dans l’ignoranceIl est temps de lui dire… Il est temps

Liv a tourné vers moi son œil inflexible. Au fil des ans, j’avais appris à déchiffrer ses humeurs, à comprendre les mécanismes à l’œuvre en elle. Liv n’aimait pas les nuances ; elle aimait le blanc et le noir. Comprendre, passer l’éponge, pardonner n’était pas dans sa nature — sa nature fondamentale était l’inflexibilité. Juger, voilà ce qu’elle savait faire. Séparer les bons des méchants, les amis des ennemis… Comme dans le fameux adage : avec moi ou contre moi. Avec Liv, il fallait choisir son camp. Et, en cas d’erreur, vous n’aviez pas droit à une seconde chance.

Chaque foyer a ses règles tacites. Chaque famille est un pays et un gouvernement à lui tout seul, où règnent des lois qui n’ont pas cours dans la maison d’à côté, des dizaines de petites conventions et d’habitudes qui, à l’abri des regards, assurent son unité. Nul doute que la nôtre n’était pas une démocratie. Et soudain, la pensée a fusé en moi, claire, limpide, tranchante, à ma grande surprise.

Je la hais, je la déteste. Elle n’est même pas ma mère…

Cette évidence m’a coupé le souffle ; pendant quelques secondes, j’ai fixé Liv et je me suis rendu compte que je n’avais plus peur d’elle. Maman France m’a fait un sourire. L’indulgence était aussi vaste chez elle qu’elle était absente chez Liv, aussi vaste que l’océan dehors. Je suis persuadé que France aurait pu me pardonner à peu près n’importe quoi — même le meurtre de Naomi, si j’avais été coupable. Elle a croisé les mains à plat sur son cœur et a désigné du menton Liv et elle.

Nous t’aimons.

Puis elle a placé sa main droite en coupe derrière son oreille.

Écoute.

« Assieds-toi, Henry », a ordonné Liv en me montrant le canapé.

Je me suis assis.

« Je désapprouve vigoureusement ce que tu viens de faire, a-t-elle dit d’une voix sévère et cassante, et j’ai de nouveau eu envie de rentrer sous terre. Tu m’as déçue, extrêmement déçue… Tu changes depuis quelque temps, Henry — et je n’aime pas ces changements…

— Je grandis, ai-je tenté de riposter d’une voix pas vraiment assurée.

— Tu te comportes comme un imbécile, oui ! a-t-elle tonné, et la foudre s’est abattue sur moi. Ne me refais jamais un coup pareil, tu entends ? Jamais… »

J’ai baissé la tête.

« Mais France a raison : il est temps pour toi de savoir… »

Si j’avais été un peu plus lucide, j’aurais mieux perçu l’ironie du truc : elles m’avaient caché la vérité pendant des années et c’est moi qui me sentais coupable. Elle s’est approchée de la baie vitrée et a regardé la terrasse, éclairée par de petites lanternes qui jetaient des flaques jaunes sur le plancher de cèdre, en me tournant le dos.

« Tu le sais, tu es un enfant adopté », a-t-elle commencé.

Grant Augustine — ainsi, c’était le nom de mon père.

J’étais sûr de n’avoir jamais entendu ce nom-là auparavant. Mais c’était surtout celui de Michelle qui revenait sans cesse dans son récit — Michelle leur meilleure amie, Michelle qui habitait la maison à côté de la leur à Los Angeles et qui vivait seule avec son bébé, Michelle qui était une femme absolument ravissante, spirituelle et gaie, et pourtant il y avait une blessure en elle qui refusait de se refermer. En quelques mois, Michelle était devenue comme une sœur pour elles — j’ai surpris un regard de Liv en direction de France : peut-être un peu plus qu’une sœur, en fin de compte.

« On était tout le temps fourrées les unes chez les autres, notre maison était sa maison et inversement — on avait même ménagé un passage dans la palissade entre les deux cours. Ça a été une période merveilleuse, vraiment… »

Elle a marqué une pause et j’ai vu sa nuque s’incliner en arrière.

« Et puis, du jour au lendemain, on a vu la santé de Michelle se détériorer, a dit Liv. Un jour, je constate qu’elle a maigri considérablement, l’autre, qu’elle a laissé des cheveux en grande quantité dans la poubelle de notre salle de bains… elle est tout le temps fatiguée… elle se traîne, son regard s’est terni, elle…

— C’était ma mère, n’est-ce pas ? » ai-je coupé.

Elle a acquiescé.

« Oui… Tes parents ne sont pas morts dans un accident de voiture, Henry. Mais j’y viens. On se doutait de ce qui se passait et elle a fini par nous inviter à boire un verre un soir pour nous l’annoncer : “J’ai un cancer.” Comme ça. Une saloperie ultra-rapide. Elle en avait pour quelques mois seulement. On était effondrées. Tu dois bien comprendre qu’on adorait Michelle. Elle était vraiment comme une sœur pour nous, même si on ne la connaissait que depuis un an à peine. Mais, à ce moment-là, nous avions déjà décidé de déménager, a-t-elle ajouté en baissant la voix. (Elle a lancé un coup d’œil à mon autre maman.) France… eh bien, elle avait… reçu une offre qu’il était impossible de refuser, pour un poste à responsabilité à Baltimore… Une ouverture pour sa carrière, tu vois. Elle ne pouvait pas laisser passer cette chance… On allait quitter la Californie… »

Liv s’est retournée vers moi. Ses yeux brillaient.

« C’est là que Michelle a décidé de nous raconter son histoire — qui est aussi ton histoire. Elle nous a dit qu’elle n’avait pas un passé très glorieux, que, pendant des années, elle avait été escort girl. Elle avait toutes sortes de clients, mais ton père était devenu plus que cela. Ton père qui était par ailleurs un homme méchant, un homme dangereux, un homme mauvais. Elle ne voulait pas qu’il te retrouve, cet homme était toxique, selon elle…

— Mais elle a quand même trouvé le moyen d’avoir un enfant avec lui, l’ai-je interrompue.

— Oui. Une erreur de jeunesse. Elle était sa maîtresse. Une femme entretenue, c’est vrai. Mais amoureuse aussi… Elle n’a découvert qui il était vraiment que quand elle est tombée enceinte. À ce moment-là, il a brutalement changé, il lui a dit qu’elle devait avorter. Il n’y avait pas de discussion possible. Déjà, à l’époque, on ne discutait pas avec ton père, d’après elle. C’était un homme non seulement puissant, mais aussi sans scrupules. Il lui a dit qu’il lui ouvrirait le ventre lui-même avec un couteau si nécessaire, tu imagines. Il l’a menacée — physiquement. Et elle l’a cru. Tu comprends, il était aux abois, marié, il avait une vie publique et des ambitions politiques : il n’était pas question qu’il ait un enfant caché d’une escort quelque part ! Il ne voulait pas de cet enfant ; il voulait qu’elle avorte, de gré ou de force. Mais, de son côté, elle ne pouvait pas avorter, c’était trop dangereux pour elle, selon les médecins. À cause d’un problème sanguin, je crois. Et puis, c’était sans doute sa dernière chance d’avoir un enfant. C’est pour ça qu’elle s’est enfuie, avec son enfant dans le ventre. Toi. Elle voulait te garder. Elle avait mis de l’argent de côté, comme beaucoup de filles dans son genre. Elle est restée sept mois au même endroit, le temps d’accoucher, et puis elle a de nouveau déménagé. Avec de faux papiers. Après ça, elle a fait une erreur. Elle lui a envoyé une photo de toi à trois mois, dans ses bras, avec la légende : C’est ton fils. Ton père n’avait eu que des filles. Une vengeance stupide. Et dangereuse. Elle ne l’a compris que plus tard. Quand à partir de là, il s’est mis en tête de te retrouver, de retrouver son fils coûte que coûte. C’est devenu une obsession chez lui… Elle l’a appris par Martha, une assistante de ton père, qui était devenue son amie : Martha a dit qu’à partir de cet instant elles ne devaient plus avoir aucun contact. Ta mère savait pertinemment ce que cela voulait dire : elle connaissait le travail de ton père, les moyens dont il disposait. »