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Elle s’est interrompue, a jeté un nouveau coup d’œil à France, qui l’a encouragée à poursuivre d’un signe de tête.

« Mais la Michelle que nous connaissions, je le répète, n’avait rien à voir avec celle du passé. C’était une femme belle, brillante, attachante, droite, une excellente mère, notre amie

— Que s’est-il passé ? ai-je demandé, en sentant monter en moi une fascination irrésistible pour cette femme.

— Un beau matin, elle nous a convoquées chez elle — elle était déjà très affaiblie à ce moment-là et nous, nous allions partir dans deux semaines… Le travail de France commençait le mois suivant… Ça nous brisait le cœur de la laisser dans cet état, mais on n’avait pas le choix, tu comprends. Nous étions toutes si tristes, un crève-cœur pour tout le monde, une horreur… »

Elle m’a considéré d’un air douloureux. Son visage arborait une nouvelle expression, qui contrastait avec son inflexibilité d’avant.

« Donc, ce matin-là, elle nous fait venir. On s’assoit, on boit le thé, on lui promet qu’on reviendra la voir ; elle nous sourit piteusement, en faisant semblant d’y croire. On pense tous la même chose : qu’on n’en aura peut-être pas le temps, sûrement pas le temps même… Elle est assise là, dans la lumière du matin, son visage épouvantablement creusé et livide, une perruque sur la tête, il y a un moment de silence et soudain elle nous dit : “Emmenez Henry.” On se regarde, France et moi. Totalement prises au dépourvu. Tu joues dans la pièce à côté, on t’entend gazouiller depuis là où on est… Et on t’aime déjà, oh ça oui, mais pas comme ça : on n’a jamais envisagé… ça… “On ne peut pas”, je dis finalement. “Pourquoi pas ?” Je cherche une réponse — tout en essayant de la ménager. Elle est si faible… Elle sait que nous avons plusieurs fois envisagé d’avoir un enfant, qu’on a même cherché un donneur pendant un moment. Elle nous explique qu’elle connaît quelqu’un qui fabrique des faux documents parfaits, un vrai faussaire, qu’il a fabriqué les siens. Il nous fera des documents attestant que tu es bien notre enfant et, là où nous allons, personne ne nous demandera des comptes, de toute façon. Et si on ne te dit rien, dans quelque temps tu auras oublié jusqu’à son existence… »

Je ne me souvenais pas d’elle, je n’avais aucun souvenir, mais, en cet instant, je l’ai vue. Là, devant moi : une très belle femme défigurée par la maigreur et la maladie, son visage triste caressé par la lumière du matin traversant une fenêtre — et moi à ses côtés, ignorant ce qui nous attendait tous les deux. Quelque chose en moi s’est brisé.

« Bref, on a refusé, ce jour-là. Elle nous a suppliées mais on a dit non. Et puis, on est rentrées chez nous… C’était l’été. Les fenêtres étaient ouvertes. On l’a entendue pleurer dans la maison d’à côté. Pendant les jours qui ont suivi, on a senti la culpabilité, la honte grandir en nous. Tu étais un petit garçon adorable, et on t’aimait déjà comme un neveu, un membre de notre famille, à défaut de t’aimer comme un fils… Et elle, elle allait mourir sans savoir ce qu’il adviendrait de toi… Dans quelle famille d’accueil tu atterrirais… Ou pire, est-ce que ton père n’allait pas finir par te retrouver, te récupérer ? Ces questions nous hantaient, nous torturaient… Tous les soirs, on en discutait, France et moi, tous les soirs les mêmes questions, les mêmes angoisses, la même culpabilité qui nous rongeait, et quand on s’approchait de la fenêtre de la chambre donnant sur la cour, on voyait Michelle debout sur sa véranda, fumant cigarette sur cigarette, les yeux levés vers notre fenêtre — qui attendait, espérait… »

Liv a haussé les épaules, elle s’est approchée du bar. Elle s’est servie une large rasade de scotch et a pris tout son temps pour le boire.

« Alors, un beau matin, on a sonné chez elle et on lui a dit : “On va le faire.” Tu aurais dû voir son bonheur, Henry… Je crois que rien au monde n’aurait pu la rendre plus heureuse, à ce moment-là. Pendant quelques heures, quelques jours, la maladie a été complètement oubliée et elle a déployé une énergie incroyable. On a tout organisé. Tout préparé. Les papiers, les instructions, tes affaires, ce qu’on te dirait, l’école où tu irais… Le départ se rapprochait, mais elle ne le redoutait plus. Elle semblait presque avoir hâte d’être libérée de ce poids. De pouvoir partir en paix. Et puis, il y a eu la séparation… le jour du départ, qui a été véritablement affreux… affreux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. (Elle a regardé le fond de son verre.) On savait qu’on ne la reverrait pas, elle était trop affaiblie… Et elle le savait aussi : qu’elle ne nous reverrait plus, ni nous ni toi. Une des dernières choses qu’elle nous a dites, c’est : “Je ne m’appelle pas Michelle, je m’appelle Meredith. Et son père s’appelle Grant Augustine. Attendez qu’il soit un homme, un homme solide, un homme responsable — et je sais que, grâce à vous, c’est ce qu’il deviendra —, un homme capable de décider par lui-même, de choisir, pour le lui dire. Promettez-moi.” On a promis… »

Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais connue — ou si peu —, mais je n’ai pu me retenir de pleurer.

« Tu connais la suite. »

Elle s’est tue. Pendant de longues, de très longues secondes, le silence a été rempli par la présence d’un fantôme — le fantôme d’une mère morte quatorze ans plus tôt. Je me suis rendu compte que mes mains étaient tellement nouées que mes jointures en étaient blanches, et que mes joues étaient inondées de larmes.

Je les ai essuyées avec ma manche.

« Mon père, Grant Augustine, vous vous êtes renseignées sur lui ? »

Elles ont opiné.

« C’est un homme très puissant. Un homme avec des moyens colossaux. Il dirige une boîte qui travaille pour la NSA. Sa société a été citée dans le scandale Snowden. Il peut avoir accès à tous nos courriels, nos appels, nos activités sur Internet quand il le veut. »

Je comprenais mieux à présent pourquoi il m’était interdit de laisser des traces sur la Toile.

Tout s’éclairait.

J’ai revu le grand type en noir sur le ferry, entendu de nouveau maman Liv au téléphone — « je crois qu’ils sont sur nos traces, je crois qu’ils nous ont retrouvées » — et j’ai frémi. J’ai répété la phrase à voix haute.

« Tu parlais de lui au téléphone, de ses hommes ? »

Son visage s’est assombri, elle a acquiescé.