— un tas de chaises en osier empilées sens dessus dessous ;
— des coussins aux motifs bizarres ;
— des lampes à abat-jour emballées dans du papier à bulles transparent ;
— des jouets ;
— une imprimante ;
— un congélateur ;
— un terrarium dans lequel subsistaient un peu de substrat et quelques fausses fougères ;
— un étui à violoncelle couvert d’éraflures et d’autocollants, un ballon de football, un casque de moto rouge et même un mannequin qui donnait l’impression d’être mort prisonnier au cœur de ce bric-à-brac…
Une partie de l’espace était occupée par des cartons empilés contre le mur de gauche.
Quelque part à l’extérieur, une voiture a klaxonné.
J’ai écarté les toiles d’araignée qui peuplaient l’espace vacant et elles se sont enroulées, gluantes, autour de ma main, comme un voile de mariée — ou de veuve. J’ai attrapé le premier carton, celui tout en haut de la pile, l’ai déposé sur le sol en ciment à l’extérieur.
Je ne sais pourquoi mon visage était couvert d’une pellicule de sueur, fraîche dans les courants d’air.
Je l’ai essuyée avec ma manche.
En ouvrant le carton, accroupi dans l’allée centrale, j’ai entendu la porte métallique émettre un bruit rouillé.
Un type a fait son entrée. Myope. En salopette.
Il a marché dans ma direction, puis s’est arrêté et a glissé sa clé dans un cadenas, à cinq mètres de distance.
J’ai plongé la main dans le carton.
Des photos, parfois encadrées, parfois non. Des photos de Liv et de France plus jeunes, des photos de moi…
La porte du type s’est enroulée bruyamment. Après quoi, il a remué ciel et terre dans son box, à cinq mètres de là, et j’ai entendu une série de chocs violents et de coups plus sourds et même le bruit d’un objet qui tombait et se brisait.
« Fait chier ! Saloperie de bordel de merde ! »
J’ai reporté mon attention sur les photos, le cœur serré. Je n’avais presque aucun souvenir des moments heureux qu’elles avaient immortalisés : car il y avait à l’évidence du bonheur dans ces regards et ces sourires. Un bonheur simple. À commencer par le mien. J’ai dix ans et je pose devant le requin des studios Universal, assis dans le wagonnet de l’attraction, près de France. J’ai sept ou huit ans et je me baigne dans une piscine — la nôtre ? — tandis que maman France bronze, lunettes noires sur le nez, un roman de Clive Barker dans les mains. Le même âge ou presque et c’est Noël devant le sapin, mes deux mamans en pyjama agenouillées autour de moi (qui a pris cette photo, je n’en ai aucun souvenir). Une longue route droite sous un soleil de plomb, à travers un pare-brise poussiéreux, maman Liv au volant ; je suis assis à côté d’elle et je me retourne vers l’objectif à l’arrière pour faire le clown, des lunettes trop grandes sur le bout du nez, un chapeau de dame enfoncé jusqu’aux sourcils (cette expédition-là, je m’en souviens : nous avions quitté Los Angeles par l’est, à travers le désert).
Un autre Noël sous la neige — où ça ? dans le Vermont ? l’Oregon ? tant de lieux… — et un bonhomme de neige qui, au lieu d’un balai, tient un bandonéon devant la véranda d’un petit pavillon sans prétention…
Au bout d’un moment, j’ai senti mes yeux s’embuer.
J’ai soudain regretté d’avoir de la compagnie dans ce couloir.
J’aurais voulu être seul avec mes souvenirs, sortis un par un du carton, comme le génie de sa lampe.
Mais le type là-bas s’agitait comme un lion en cage, en proie à une sorte d’hystérie. On aurait dit que Hulk venait de se réveiller dans un cagibi…
J’ai continué à fixer les photographies — ces témoignages d’une enfance heureuse. Heureuse : vraiment ? Existe-t-il témoignage plus mensonger que celui d’une photographie ? Plus je les scrutais, plus j’avais l’impression de voir autre chose dans ces souvenirs : un petit garçon qui jouait, qui s’amusait, mais qui avait toujours un air triste. Parce qu’au fond de lui, il savait que la situation n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Il l’avait toujours su, ce petit garçon — je m’en rendais compte à présent —, il avait toujours su que sa mère n’était pas une de ces femmes, qu’elles avaient pris sa place, qu’elles jouaient son rôle mais qu’elles ne la remplaceraient jamais.
Les larmes se sont mises à couler sur mes joues.
Il savait pertinemment, au tréfonds de son être, qu’il était un orphelin, un enfant adopté, un petit être déplacé… Il le savait d’instinct, comme un animal sauvage, qui feint d’être domestiqué mais qui n’en oublie pas pour autant la liberté d’antan.
J’ai remis les photos dans le carton, je suis passé au suivant.
Il ne contenait aucune révélation, rien que de la paperasse semblable à celle que renfermait le meuble métallique à la maison, seulement plus ancienne.
Idem pour le suivant.
C’est au quatrième que c’est arrivé.
Dès que je l’ai ouvert, j’ai tout de suite su de quoi il retournait.
Des enveloppes… Bien rembourrées… Mes doigts se sont mis à trembler quand j’ai entrouvert la première.
Et ce que je craignais par-dessus tout est apparu : des billets de banque…
Oh, merde.
J’ai eu un début de vertige, de nausée.
Oh, non — non, non, pas elles — oh, Seigneur, non…
En même temps, j’ai noté autre chose : une odeur. Je me suis penché pour renifler les billets. Ça venait bien de là. Ils empestaient le tabac.
J’ai soudain pris conscience du fait que le bruit avait cessé, là-bas, que le silence régnait dans le couloir — et ce constat m’a fait sursauter.
À genoux sur le sol de ciment, je me suis tourné dans la direction du type…
Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine.
Il n’était pas dans son box mais juste derrière moi, au-dessus de moi. J’ai levé les yeux ; sa haute silhouette occultait la lumière éblouissante de la rangée de néons. Visage incliné, il me fixait.
« T’as pas un tournevis ? »
J’ai fait non de la tête ; il s’est barré sans un mot de plus.
Est-ce qu’il avait vu les billets ? Quelle importance ? Ce n’était pas mon fric de toute façon ; c’était du fric qui puait, je n’en voulais pas. Il pouvait bien le faucher, si ça lui chantait.
Mais s’il avertissait la police ? J’ai attrapé le carton et j’ai refermé le box. Puis j’ai remonté le couloir en direction de la sortie. Le type m’a regardé passer derrière ses lunettes. Quand j’ai émergé à l’air libre, les premières gouttes avaient commencé à tomber, grosses et froides comme des glaçons fondus.
Elles ont roulé sur mes joues — en même temps que mes larmes.
33.
Le phare
Augustine était penché sur la jeune femme, le visage écarlate. Elle haletait, remontant les genoux, ses talons transparents calés sur les coussins du sofa ; Grant avait les doigts en elle. Son sexe ruisselait, il sentait la chaleur émanant de son ventre quand on tambourina à la porte de la suite Thomas Jefferson. Merde !… Grant enfonça ses doigts plus avant. Sur le sofa, la jeune femme se cambra, creusa les reins. Les pans de sa chemise flottant sur ses cuisses, elle émit un gémissement rauque. Elle s’accrocha à lui d’un geste brusque, le retenant.