Le poing martela de nouveau le battant.
Augustine retira ses doigts. Il attrapa le linge blanc posé sur le seau à champagne, trempa les doigts dans la glace et s’essuya la main.
« J’arrive ! »
Il traversa le living et le hall d’entrée, déverrouilla la porte. Jay était dans le couloir. Ils se regardèrent. Sans un mot.
« Entre », dit Grant.
La fille avait filé dans la chambre. Jay s’immobilisa, les narines dilatées : « Mia est là ? » Grant opina. « Dis-lui de dégager. » Augustine contourna le piano à queue, passa par le petit bureau-bibliothèque et disparut dans la chambre principale. Une minute plus tard, une jeune femme noire, splendide et provocante, perchée sur des talons transparents Ferragamo de vingt centimètres et sanglée dans un tailleur-pantalon à rayures, passait devant Jay.
« Bonjour, Jay, dit Mia.
— Salut, Mia. »
Augustine referma la porte de la suite derrière elle.
« Putain… », commença Jay.
Grant éleva les mains en un geste d’excuse.
« Je sais…
— Plus que six jours avant l’élection, merde !
— C’est bon, Jay… » Le ton indiquait que cette conversation était close. Jay se tut. « Qu’est-ce qui t’amène ? »
Son adjoint sortit son téléphone portable, le lui tendit. Grant détailla l’image qui s’affichait sur l’écran : une femme blonde dans la quarantaine, jolie, silhouette longiligne, sourcils froncés et air inquiet.
« Qui est-ce ? »
Jay le lui dit.
« Tu dis que c’est l’une des mères de mon fils ?
— Elle s’appelle France.
— En tout cas, ça n’est pas Meredith, trancha Grant.
— Elle a pu avoir recours à la chirurgie esthétique… On peut tout faire avec la chirurgie, de nos jours. Et la taille correspond… »
Grant secoua la tête.
« Ce n’est pas elle, Jay. Même la chirurgie ne peut pas tout changer à ce point. Regarde-la bien… L’allure générale, la forme du visage… Rien ne correspond. Rien. Ça ne peut pas être elle, c’est impossible. »
Jay acquiesça.
« C’est aussi le sentiment que j’ai eu, admit-il.
— Et l’autre ?
— Liv Myers ? Brune, aussi large qu’un Hummer, un mètre cinquante-quatre… Il aurait fallu que Meredith se fasse amputer au-dessous des genoux… »
Grant ne trouva pas la plaisanterie à son goût. Il tira la bouteille hors du seau, s’approcha de l’un des balcons. L’obélisque éclairé du Washington Monument, les toits de la Maison-Blanche, le flot de lumière de la ville sous le ciel étoilé — il ne se lassait jamais de ce panorama. Le sabbat de la circulation sur la 16e Rue montait par les portes-fenêtres, ouvertes malgré le froid.
« Si ce n’est pas elle, Jay, alors où elle se terre ?
— On va la trouver… Toute la population de l’île est sous surveillance. Et on surveille chaque fait et geste de ses mamans. On va la trouver…
— Et Henry ?
— On a mis une balise sur sa bagnole. C’est bizarre. Il semble qu’il se soit rendu ce soir dans un garde-meubles d’Everett, au nord de Seattle.
— Pour quoi faire ?
— Ça, on ne le sait pas encore. Mais Reynolds espionne toutes leurs conversations et a accès à leurs caméras de surveillance… On examine aussi toutes les métadonnées, un logiciel est en train de les passer au crible, de tout reconstituer. On est en train de terminer le puzzle, c’est une question de jours.
— Beau boulot, Jay. Rentre chez toi maintenant. Va te reposer…
— Pas question que Mia dorme ici cette nuit, d’accord ? »
Grant fit un signe affirmatif. Jay s’en alla. Grant alla prendre un livre intitulé Révolution sur le petit bureau. À en croire les historiens, Thomas Jefferson aimait le vin, la musique, les livres, les sciences et les arts. Il correspondait avec des scientifiques du monde entier, se passionnait pour l’architecture (il avait dessiné le Capitole de Richmond avec l’aide d’un architecte français), l’œnologie, l’horticulture, la géographie, les mathématiques, il inventa ou améliora tout un tas d’instruments — dont une machine à crypter les messages ! — , préconisait la séparation de l’Église et de l’État, mais c’était aussi un vrai Machiavel avec ses adversaires… Putain, quel mec ! En portant sa coupe à ses lèvres, Grant se demanda ce qu’il aurait pensé des hommes politiques d’aujourd’hui — ces singes lubriques, démagogues, stupides et vénaux. Probable qu’il en aurait pleuré. Mais ce qui fascinait le plus Grant, c’est que Jefferson avait une maîtresse noire. Il ne l’avait jamais émancipée, mais il avait émancipé deux de ses fils et les tests ADN effectués sur la descendance de la jeune femme avaient prouvé qu’un certain Eston Hemings était bien le fils de l’ancien président et de l’esclave noire.
Un enfant…
Sacré Thomas, murmura Grant en élevant sa coupe vers les toiles accrochées aux murs.
Il sortit son téléphone, composa le numéro auquel ne correspondait aucun nom.
« C’est bon, dit-il. Tu peux remonter… Mais tu ne restes pas cette nuit. »
Quinze minutes plus tard (il sourit : elle avait pris son temps), on frappa à la porte.
« C’est ouvert !
— Où es-tu ?
— Dans la chambre ! »
Il la vit apparaître sur le seuil, impériale, aussi belle que le péché.
« Ton Hill Bee était bon ? »
C’était le cocktail préféré de Mia quand elle venait ici. Elle s’approcha de lui, se pencha.
« Goûte… »
Elle fourra sa langue dans la bouche de Grant. Un goût sucré et acidulé en même temps, avec un arrière-plan de gin.
« Appelle-moi Thomas… », dit-il.
Elle le gifla très fort.
« Espèce de connard, tu crois que je ne sais pas où on est ? »
Il sourit. Mia étudiait les sciences politiques à Harvard. Elle était major de sa promo.
Noah regagna sa chambre d’hôtel. Des bouts de papier, des Post-it, des articles de presse et des clichés scotchés un peu partout. Il s’était également procuré un tableau blanc, sur lequel il avait dessiné un schéma au marqueur. On se serait cru dans une salle de rédaction.
Il fixa le tableau, se servit un jus d’orange dans le minibar, s’approcha de la baie vitrée et sortit sur le balcon. Dans la marina, les haubans cliquetaient et les lampes le long des pontons étaient comme des îles dans le brouillard. Un ou deux détails le troublaient. Une zone d’ombre, un accroc dans le tissu. Il songeait à cette enveloppe scellée qu’il avait trouvée chez Henry… Au contrat qu’elle contenait… Qui était l’individu dont le nom de code était 5025 EX ? Il n’allait pas être facile de le retrouver dans une métropole comme Los Angeles, mais il avait au moins une adresse par où commencer : celle de la société qui figurait sur le contrat. Même si elle était vieille de dix ans.
Et il y avait le sentiment qu’il avait éprouvé dans la chambre d’Henry : cette impression que le gamin n’était pas là, que la chambre n’était pas vraiment la sienne — à peine plus qu’une chambre d’hôtel qu’on aménage provisoirement avec quelques objets personnels.
Il regarda la baie. Le brouillard n’allait pas tarder à se lever ; il commençait à distinguer un dessin au travers — lentement, morceau par morceau, il prenait forme.
Les paquets de pluie giflaient les hublots et le pont supérieur était à moitié vide. Huit heures du soir. Le barman avait l’air de s’emmerder grave. J’avais le carton à mes pieds, sous la table. Putain, la tronche qu’auraient faite mes voisins s’ils avaient su ce qu’il y avait à l’intérieur ! Dans la voiture, j’avais compté : plus de vingt mille dollars, en coupures de dix et de vingt… Et probable que ce n’était que la dernière récolte. Elles ne pouvaient tout de même pas débarquer à la banque tous les mois avec des liasses de billets ; elles avaient dû trouver un moyen d’écouler tout cet argent…