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« Bordel ! » répéta-t-il.

Il se précipita dans la salle de bains, ouvrit grand le robinet d’eau froide du lavabo et passa la tête sous le jet. Il s’habilla en vitesse et attrapa son blouson au vol. Son téléphone se mit à sonner alors qu’il dévalait l’étroit escalier et poussait la porte vitrée donnant sur le trottoir, tout en boutonnant sa chemise. La nuit était fraîche, mais la 18e Rue grouillaient d’étudiants et de touristes entrant ou sortant de Madam’s Organ, du club Heaven & Hell ou du Smoke & Barrel.

« Jay ? Tu m’as appelé ?

— Noah ? Il faut que tu fonces au phare ! Oui, le phare de l’île, à Limestone Point… Sans délai ! Je t’expliquerai dans la voiture… FONCE ! Et appelle-moi dès que t’es en route !

— Hein ?… OK, OK ! J’y vais, je te rappelle ! »

Jay tourna sur lui-même. Des voix, des rires, des cris, des voitures qui passaient en klaxonnant : putain de quartier… Il s’était plu ici dix ans auparavant. Mais plus maintenant. Un étudiant ivre le heurta. Jay le repoussa violemment et l’étudiant s’écroula par terre. « Hé ! » cria la fille qui l’accompagnait. Il ne prêta pas la moindre attention à ses vociférations scandalisées, pénétra dans le restaurant vietnamien, traversa la salle. « Phong, prépare-moi un de ces cafés dont tu as le secret ! Magne ! Ça urge ! »

Je fonçais dans la nuit ; les branches basses des sapins, muraille verte, compacte et détrempée, défilaient dans la clarté des phares. J’ai fait irruption sur le littoral nord. Le chaos de la mer et des rochers en contrebas, le bruit du ressac, le dessin tourmenté, plein de caps et de criques, de la côte à cet endroit.

Sa lueur au loin, au-delà des arbres — mais je ne le voyais pas encore…

Un dernier virage, j’ai contourné les bois et il est apparu : c’était un de ces phares blancs typiques comme on en voit tout le long des côtes de Californie, de l’Oregon et de l’État de Washington : mince, élancé, avec une plate-forme métallique à son sommet sur laquelle reposait une lanterne dans une guérite peinte en rouge. Il y avait aussi une petite maison inhabitée depuis perpète. Je roulais bien trop vite. À cause de ce temps de chien, tout était flou, brumeux, plein de lueurs et de couleurs qui bavaient les unes dans les autres.

J’ai foncé et freiné, dérapé en me garant, soulevant une gerbe de gravillons au bord de la route. J’ai bondi hors de la voiture et couru. En une seconde de pure folie, mon regard a embrassé tous les détails : l’énorme pinceau du phare creusant un tunnel de lumière à son sommet, à travers les nuages, l’océan déchaîné se ruant sur les rochers comme un boxeur ivre de coups, les geysers d’écume, les cris des oiseaux de mer hystériques, et surtout, surtout, Charlie attaché au garde-fou, tout là-haut, face au vide, à l’extérieur

De là où j’étais, je voyais la pointe de ses chaussures qui dépassaient de la plate-forme.

« Henryyyyy ! » a-t-il hurlé.

Pas de monstrueux 4 × 4 Super Duty en vue. J’ignorais comment Darrell s’était démerdé pour rejoindre l’île incognito — peut-être bien par la mer, malgré la tempête. J’ai droppé sur la levée de terre, de sable et de gravier entourée de gros rochers qui mène au phare. La maison et lui sont encerclés par un muret bas. Je l’ai franchi ventre à terre, la porte du phare était ouverte… Pendant un court instant, j’ai pensé au piège que me tendait Darrell. Mais avais-je le choix ? Je ne doutais pas qu’il fût capable de balancer Charlie dans le vide.

Je suis entré.

Les marches : elles s’enroulaient en spirale à l’intérieur et seul un garde-corps métallique qui m’a paru salement mince vous protégeait d’une chute mortelle. Tout là-haut, j’ai vu de la lumière. Mon cœur cognait comme un malade.

J’ai commencé à grimper. Ce putain d’escalier m’a semblé vachement instable, pour tout dire. Ma main agrippait la rambarde mais j’avais l’impression qu’il m’aurait suffi de la secouer un peu pour l’arracher. Dieu jouait de la flûte à bec dans ce tube, car le vent chantait à mes oreilles.

« Monte », a lancé une voix qui m’a serré les couilles.

Je l’ai fait. Je suis parvenu en haut tout essoufflé, la sueur au front. J’ai atteint les dernières marches… Le vertige me collait presque contre le mur, il ramollissait mes jambes. Je n’osais regarder du côté du vide.

Ma tête a émergé à hauteur de la plate-forme.

De là où j’étais, par la porte béante de la cabine, je voyais le dos et la nuque de Charlie, ses bras passés par-dessus le garde-fou et ses poignets attachés aux barreaux de fer rouillés par trois bouts de ficelle dérisoires. La peur, le vertige, la situation : une boule dure obstruait ma gorge, j’étais incapable de déglutir. Le vacarme de l’océan et de la pluie crépitant sur le toit de métal me mettait les nerfs à vif.

« Approche », a dit Darrell.

Charlie ne parlait plus. Il a légèrement tourné la tête et j’ai vu ses traits crispés. Il devait se demander comme moi ce que j’allais faire. Il savait que j’étais son seul espoir et, à sa place, je n’aurais pas parié un dollar sur mes chances de nous sortir de là.

J’ai franchi les deux dernières marches. La plate-forme vibrait légèrement sous mon poids ou à cause du vent. Mon cœur s’est décroché quand j’ai vu le visage de Darrell collé à l’extérieur de la vitre incurvée et crasseuse. Ses petits yeux en amande, limpides et fous, me dévisageaient. Il souriait.

« Viens, a-t-il dit. Viens faire un tour dehors, Henry-joli. »

J’ai fait un pas sur le balcon circulaire, le vent a mugi dans mes tympans.

Au-delà de Charlie, la mer était blanche d’écume, pleine de creux et de bosses ; sa surface montait et descendait, donnant l’impression que c’était la planète tout entière qui se dilatait et se rétractait, se dilatait et se rétractait.

Une peur mortelle s’est emparée de moi. Nous étions si haut — suspendus dans le vide.

« Dehors ! Dehors ! a dit Darrell. Allons, avance ! »

La plate-forme a vibré sous mes pas. J’ai eu l’impression que tout bougeait : le phare, le sol, les murs. Je n’aurais pas été surpris si, tout à coup, le balcon s’était décroché, nous précipitant dans l’abîme hurlant que j’entrevoyais entre les losanges du sol. J’ai senti que tout mon sang refluait vers mes jambes et mes pieds, les vibrations à travers mes semelles ne me rassuraient guère.

Les tripes en vrac, je me suis tourné vers Darrell, à temps pour le voir me foncer dessus et me pousser vers la rambarde en m’empoignant par le col. « Sale petit enculé ! » Il m’a précipité contre la balustrade, mes reins l’ont heurtée violemment. Mon torse s’est dangereusement arc-bouté par-dessus, ma nuque dans le vide, et j’ai ressenti une douleur fulgurante dans la colonne.

La pluie glacée me piquait les yeux, que j’écarquillais de terreur ; elle coulait sur mon crâne et dans mes cheveux.

J’ai hurlé : « Putain, non ! Pas ça ! »

Ses poings serrés sur mon col étaient la seule chose qui me retenait d’une chute. Il s’est penché vers moi et j’ai pu sentir son haleine qui, derrière les vapeurs d’alcool, évoquait les remugles fétides d’une remontée d’égout ou d’une cave mal entretenue. « Sale fouteur de merde ! Sale petite raclure de merde ! a-t-il répété.

— J’ai rien fait ! Je le jure ! J’ai rien fait ! »

Les vagues explosaient sur les rochers.

Mon sang est entré en ébullition.

Mon cerveau pulsait comme un énorme cœur à l’intérieur de mon crâne, mes pensées se heurtaient à ses parois comme des chauves-souris prises au piège.