« Pitié ! On n’a rien dit ! Je le jure ! »
Une mouette planait en piaillant juste au-dessus de nos têtes. On aurait dit qu’elle l’encourageait à me pousser. Je voyais son petit bec qui s’ouvrait et se refermait et son ventre d’un blanc neigeux.
Et le faisceau du phare — qui incendiait le ciel.
« Tu veux me faire croire que c’est une coïncidence : toi et tes potes qui déboulez chez nous et, quelques jours après, une descente des keufs ? Tu me prends pour un crétin, c’est ça ? »
Avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, sa main puissante s’est refermée sur mon épaule gauche et ses doigts ont cherché un point névralgique entre la clavicule et l’omoplate, à la tête de l’humérus. Quand il l’a eu trouvé, il a enfoncé les doigts comme un sculpteur dans l’argile et la douleur a littéralement explosé ; j’ai crié en me ratatinant sur moi-même pour essayer d’échapper à cet étau, à ce feu inhumain.
« C’est pas nous ! Je le jure ! Ahhhhhhhh ! Arrêtez ça, je vous en suppliiiie ! »
Mais ses doigts continuaient de fouailler ma chair, s’enfonçant toujours plus, exerçant une pression de plus en plus insupportable sur les nerfs et sur les muscles. Putain, je n’avais jamais connu une douleur pareille ! Ses petits yeux en amande brûlaient d’un éclat dément, une lueur psychotique et fiévreuse, tandis qu’il guettait ma réaction. « Tu mens !
— Nonnnnn ! » Je ne pouvais même pas secouer la tête, tant la souffrance était atroce, sa pression me paralysant tout le haut du thorax. Mes yeux sont sortis de leurs orbites, ils se sont emplis de larmes. Je n’avais même plus peur du vide. Plus rien n’existait que ce feu. Je ne voulais qu’une seule chose : qu’il cesse.
« Je t’avais pourtant prévenu de ne pas m’enculer. »
Je grimaçais, la douleur avait élu domicile dans mon épaule et elle circulait tout le long de mes nerfs comme un courant électrique.
« Je t’avais prévenu, petit merdeux : on ne me baise pas…
— Va te faire enculer, ai-je soudain expiré d’une voix presque exsangue.
— Quoi ???
— Va te faire… » Un poing s’est enfoncé dans mon foie comme une masse et, cette fois, j’ai bien cru que toute ma bile allait remonter, mais elle s’est arrêtée à mi-hauteur, tel un ascenseur qui ne dessert que les trente premiers étages. Mon ventre n’était plus qu’une grosse bille douloureuse.
Son visage s’est défait, il a secoué la tête.
« Putain…, a-t-il soufflé, écœuré, en me fixant. Tu crois vraiment que j’ai envie de faire ça ? Que ça m’amuse ?
— Ta mère…, ai-je chevroté entre deux inspirations rauques, paraît qu’elle suce des bites à Newhalem… »
J’ai vu son regard se charger d’incompréhension.
« Quoi ? »
J’avais parlé près de son oreille ; il n’était pas certain de ce qu’il avait entendu. Je ne pouvais pas avoir dit un truc pareil. Pas à Darrell Oates, c’était impossible.
« C’est vrai qu’elle adore les anguilles ?
— Hein ?
— Qu’elle se les fourre dans la chatte ?… »
Son regard a flamboyé, je l’ai vu devenir littéralement dingue.
« Qu’est-ce que t’as dit ?
— On dit qu’elle se fait grimper par vos clebs… C’est quoi leur nom, déjà ? Ah ouais, Saddam et Kim Jong… Non : Bashar et Kim Jong… Tu parles de noms à la con… aaaHHHHHH ! (Il venait d’appuyer encore plus fort ; bientôt, ses doigts allaient transpercer mon épaule et se rejoindre, il pourrait alors me soulever par la clavicule comme s’il s’agissait d’un cintre…) Il paraît qu’elle se met à quatre pattes… et qu’ils la…
— QU’EST-CE QUE T’AS DIT ?
— Tu… t’as très bien entendu… Darrell-fils-de-pute… Oates… Aïeeee… Suce ma bite, connard… »
Il m’a fixé, il semblait déstabilisé.
« Tu caches bien ton jeu », a-t-il lâché.
Il m’a scruté.
« Toi et moi, on est pareils, pas vrai, Henry ? » Il a secoué la tête. « Mais ça fait rien. Tu vas crever quand même, vous allez crever tous les deux… »
Il m’a lâché, livide. Mes poumons ont aspiré l’air humide à grandes goulées, en émettant un bruit rauque de soufflet. J’ai mis les mains sur mes genoux. Il semblait désorienté, ça ne se passait pas du tout comme il l’avait prévu.
« Qui tu vas balancer en premier, Darrell ? » j’ai demandé.
Il a froncé les sourcils, perplexe. Puis, l’espace d’une demi-seconde, il a tourné ses pupilles hallucinées vers Charlie.
« C’est lui qui va crever en premier… Tu vas le regarder tomber… »
Je respirais difficilement. J’avais le torse incliné, le menton baissé.
Je l’ai relevé.
« Ensuite, ce sera… »
La grosse pierre dans ma main l’a frappé de plein fouet à la tempe. Je l’avais ramassée en bas et mise dans ma poche, au pied du phare, profitant des deux secondes où, là-haut sur la plate-forme, il avait disparu de mon champ de vision et moi du sien. J’ai mis tout ce qui me restait de forces, tout mon poids, toute mon énergie désespérée dans le mouvement de balancier de mon bras ; il a vacillé, ébranlé par la violence de l’impact. J’ai vu la surprise agrandir ses yeux en amande, ses yeux limpides et fous, à l’instant où je le frappais une nouvelle fois avec la pierre, en plein sur le pif. Qui a explosé — purement et simplement.
En même temps, pareil à un bélier, j’ai foncé sur lui tête la première. Je l’ai attrapé comme un joueur de football et, profitant de mon élan, l’ai propulsé vers la balustrade. Il était lourd, puissant. Mais sa tempe et son nez pissaient le sang et il était momentanément sonné : il a été emporté par mon impulsion.
Ses mains ont essayé de trouver une prise, de m’agripper, et il aurait sans aucun doute pris le dessus avec un peu plus de temps devant lui et l’esprit plus clair.
Mais du temps il n’en avait pas — et ses mains n’ont rencontré que le vide.
Pendant une micro-seconde, il n’y a plus eu que les bruits de la pluie, du vent, de l’océan — et même eux ont cessé, se sont tus. Le silence qui a suivi m’a procuré une sensation de calme et de force inouïe. J’ai perçu la peur de Darrell et elle m’a fouetté les sangs, réconforté, ragaillardi. Puis Darrell est passé par-dessus bord — la tête, le torse, le bassin, les jambes… — et je l’ai vu
34.
Drone
« Putain, Henry, qu’est-ce que t’as fait ? » T’aurais préféré que ce soit toi ? Je l’ai pensé mais je n’ai rien dit. J’ai repris mon souffle, plié en deux. J’avais atrocement mal à l’épaule et à l’abdomen.
« Sors-moi de là », a-t-il supplié ensuite.
Tout son corps était agité de tremblements, ses jambes jouaient des castagnettes, et j’ai eu peur qu’il ne perde l’équilibre en le détachant.
« Tiens-toi bien, OK ? »
Il a opiné. J’ai eu du mal à défaire les nœuds gonflés par la pluie. J’ai dû m’acharner dessus avec les ongles un moment.
« Ça y est. Fais gaffe. Je te détache… »
Charlie a empoigné les barreaux, ses jointures blanches. Il s’est lentement retourné vers moi, tournant le dos à la mer rugissante, aux rochers et au cadavre de Darrell en bas. Je le tenais fermement par les bras. Il est passé encore plus lentement par-dessus le garde-fou. Une fois de l’autre côté, il s’est appuyé sur moi.