« Merci », a-t-il expiré.
Puis il s’est laissé glisser sur la plate-forme métallique, assis le dos contre le phare. Il a hoqueté, ses yeux grands ouverts, terrorisés, larmoyants.
A éclaté en sanglots bruyants.
J’ai posé une main sur son épaule.
« Charlie, il faut qu’on se tire d’ici vite fait. »
Il a hoché la tête — mais sans cesser de pleurer.
« Oh, putain, Henry…, a-t-il dit, tremblant de tout son corps. Oh, putain de bordel de merde, Henry !… Quelle saleté de chiottes de putain de film d’horreur, pas vrai ? »
Puis il s’est mis à hurler : « Qu’est-ce qu’on va faaaiiiire ? Il est mort, bordel ! Il est foutrement mooort ! »
J’en étais assez foutrement conscient, je dois dire.
Mais, en somme, l’hystérie de Charlie me faisait du bien. Son spectacle exorcisait celle qui menaçait de me gagner. Elle m’interdisait d’y céder, m’obligeait à garder mon sang-froid. Je l’ai attrapé doucement par le bras. « Allez, viens… »
Il s’est laissé faire, s’est relevé. Il est tombé dans mes bras. « Aïe ! j’ai gueulé, en sentant la douleur dans ma clavicule — et je me suis demandé si elle n’était pas cassée ou déboîtée.
— Henry, on est toujours amis, pas vrai ?
— Aussi sûr que tu les aimes avec de vrais nichons, mon pote », j’ai dit.
Fouetté par l’urgence, Noah conduisait vite. Il avait rappelé Jay et Jay lui avait rapporté le coup de fil reçu par Henry. Et lui avait expliqué qui étaient les Oates…
Merde, un rendez-vous en haut d’un phare ! Qui pouvait avoir envie de se précipiter dans un piège aussi grossier ?
Le rideau de pluie s’entrouvrit devant lui pour laisser voir le phare. Il se gara au pied du grand cylindre blanc et jaillit hors de sa voiture.
La pluie le gifla aussitôt. Noah leva les yeux ; il n’y avait personne là-haut. La plate-forme était vide. Puis il vit la silhouette allongée un peu plus loin sur les rochers, au pied du phare, et il tressaillit. Bon sang ! Il était arrivé trop tard ! Il se rua vers elle. Parvenu à cinq mètres environ, il ressentit un énorme soulagement : ce n’était pas Henry… Ce n’était pas son copain Charlie non plus… Bien que le corps se fût écrasé et disloqué — une jambe décrivant un angle bizarre, le mollet plié à angle droit par rapport à la cuisse mais pas dans le bon sens, l’arrière du crâne explosé, comme la coquille d’une noix prise dans un casse-noix, répandant sur les rochers un sang presque aussi sombre que le résidu d’une marée noire —, il s’agissait très visiblement d’un homme adulte et Noah en déduisit qu’il avait devant lui tout ce qui restait de Darrell Oates. En somme, une fin logique pour quelqu’un dont la vie avait ressemblé à une longue chute dans le vice et le crime.
Il n’y avait aucun véhicule à proximité. Ce qui signifiait qu’Henry et son pote Charlie étaient déjà repartis.
Noah s’avança vers la porte ouverte, son arme à la main, et entra dans le phare.
Il vit tout de suite les traces humides et sablonneuses sur les marches métalliques. Deux pointures différentes… Les services du shérif n’auraient aucun mal à les identifier. Il grimpa jusqu’à la plate-forme. Comme il s’y attendait, il n’y avait personne. Et, à l’extérieur de la guérite vitrée, la pluie effaçait déjà les indices, à part les bouts de corde encore attachés aux barreaux. Noah les défit et les fourra dans sa poche. Il essuya les barreaux avec sa veste. Jeta un bref coup d’œil à l’océan démonté et rentra dans la cabine. Redescendit l’escalier, effaçant marche après marche, du bout de sa chaussure, les empreintes de pas laissées par les deux ados. Cela ne lui prit pas si longtemps que ça, mais les siennes seraient beaucoup plus difficiles à identifier… Après quoi, il mit ses pas dans ceux des deux gamins, faisant à deux reprises le trajet entre le phare et le bord de la route — même si, là aussi, la pluie battante faisait son travail. Enfin, il roula sur les ornières laissées par la voiture d’Henry, avant de s’éloigner.
Henry et Charlie avaient réussi à pousser ce type par-dessus la rambarde.
Sacré exploit…
D’après ce que lui en avait dit Jay, ces Oates étaient de vraies terreurs… Mêmes les membres des gangs latinos évitaient de les chercher. Sauf que Darrell Oates s’était moins méfié de deux ados de bonne famille terrorisés qu’il ne l’aurait fait s’il avait eu en face de lui un enculé de première en possession de tous ses moyens.
Grave erreur.
Létale même. Il avait baissé sa garde et les jeunes en avaient profité.
Sacré nom d’une pipe, ces mômes ne s’en laissaient pas conter ! Qui l’avait poussé ? Henry ? Charlie ? Ou les deux à la fois ?
Noah optait pour Henry.
Ce fils à mamans lui semblait de plus en plus posséder des ressources insoupçonnées. Quant à ses deux mères, il était évident qu’elles trimballaient plus de secrets qu’un magicien n’en compte dans sa malle.
Tout en essuyant son visage de sa main libre et en retournant vers East Harbor, Noah se demanda comment allaient réagir Krueger et ses adjoints quand quelqu’un découvrirait le cadavre au pied du phare. Il savait que le téléphone d’Henry n’était pas encore sur écoute — raison pour laquelle Noah avait effacé les traces : dans le cas contraire, il se serait abstenu.
Il le savait parce que Jay et Augustine écoutaient toutes les communications de l’île, y compris, évidemment, celles de la police et du bureau du procureur : ils étaient comme deux putains de vautours planant au-dessus de cette île.
Cette histoire, Noah la sentait de moins en moins. Sa Crown Victoria roulait dans la nuit. Vus du ciel, ses phares jetaient deux triangles de lumière sur le ruban d’asphalte sinuant tantôt le long de la côte, tantôt au milieu des bois ; à quelques mètres de là, de grandes vagues, ourlées d’écume, arrivaient de l’océan et se brisaient sur les rochers. Noah ignorait à quel point il avait raison, question vautours : pendant qu’il s’éloignait, un drone MQ-9 Reaper, équipé de caméras dans les rayonnements visibles et infrarouges et d’un radar imageur à grande résolution, le même qu’utilisait le Département de la surveillance des frontières, le suivait là-haut, fragile oiseau d’acier, de matériaux composites et d’électronique malmené par la tempête.
35.
Fuite
« Comment c’est arrivé ?
— Quoi ?
— Darrell… comment il t’est tombé dessus ? Comment tu t’es retrouvé attaché au phare ? »
Nous étions rentrés à East Harbor en faisant un détour par l’ouest de l’île, afin d’éviter de croiser des véhicules se dirigeant vers le phare. Je m’étais garé en face de l’église St. Francis, le long du terrain de base-ball. Un coin toujours désert à cette heure. Du moins l’hiver. L’été, il y avait les matches en nocturne et les jeunes d’East Harbor aimaient bien traîner par là ; les employés municipaux trouvaient tout le temps des mégots, des canettes, des bouteilles vides et des préservatifs dans les bois juste derrière.
« Il m’attendait au même endroit que toi : le passage à côté de la pharmacie. Quand je suis passé devant, il m’a chopé par le col. Il avait garé sa caisse de l’autre côté… Je crois que je vais éviter de passer par là à l’avenir… »
Son col et tout le devant de sa chemise sous son anorak ouvert étaient trempés, ses cheveux noir corbeau plaqués sur ses joues et de la morve lui coulait du nez, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. De l’autre côté du carrefour, les lumières de la station-service Chevron clignotaient à travers les bourrasques.