« J’ai pas vu de caisse près du phare…
— Elle est planquée dans les fourrés, on a fait le reste du chemin à pied… Henry, je regrette ce que j’ai dit tout à l’heure… Tu m’as… sauvé la vie, putain. Ça, je l’oublierai jamais. »
Le clocher de l’église, effilé et terminé par un paratonnerre en forme de croix, était cerné par les rafales sous le ciel noir gonflé de nuages. Une jolie métaphore : le paratonnerre de la foi tentant de dévier tout le mal qui s’abattait sur le monde. Mais il y en avait trop, désormais. J’ai regardé autour de nous à travers les vitres ruisselantes. Les rideaux de pluie balayaient les terrains de sport : personne à l’horizon. Je suis sorti et j’ai ouvert le coffre, puis je suis revenu m’asseoir au volant. Ensuite, j’ai jeté une des enveloppes sur ses genoux.
« Jette un œil. »
Il l’a ouverte. « Nom de Dieu ! s’est-il écrié comme si j’avais balancé un serpent sur ses cuisses. C’est quoi, tout ce fric ? D’où tu sors ça ? »
Je me suis demandé si je pouvais lui faire confiance. Puis je lui ai raconté toute l’histoire : celle de la clé trouvée dans le bureau de Liv et de mon expédition jusqu’au garde-meubles. Il est resté muet un bon moment.
« Alors, ça serait elles les maîtres chanteurs ? »
Son ton disait clairement que cela lui paraissait à peu près aussi crédible que si on lui avait annoncé la résurrection de Michael Jackson et qu’il préparait en grand secret son retour.
« Si tes mères sont les maîtres chanteurs, comment est-ce qu’elles ont obtenu toutes ces informations ?
— France travaille à Redmond, dans l’informatique… (C’était quasiment un pléonasme.) J’ignore en quoi consiste son travail exactement… mais elle bosse à la division du développement. Elle a sûrement des compétences élevées… elle a pu pirater les ordinateurs de l’île…
— Pourquoi elles auraient fait ça ? Pour le fric ? C’est ça ? C’est tout ? Pour le pognon ? »
Charlie paraissait très soucieux de comprendre. Moi aussi. J’ai répondu à sa question par d’autres questions.
« Pourquoi elles ont choisi une île, d’après toi ? Pourquoi j’ai pas le droit de mettre des photos sur Internet ? Pourquoi on a traversé tout le pays pour venir ici ? Qu’est-ce qu’on fuyait, Charlie ? »
J’ai farfouillé entre les deux sièges, trouvé un mouchoir en papier et me suis mouché dedans.
« La vraie question, ai-je dit ensuite, c’est : qui d’autre elles ont fait chanter avant ? »
Meredith, ai-je pensé. Est-ce que Meredith était morte elle aussi ? Est-ce qu’elles l’avaient tuée, comme elles avaient tué Naomi ? Était-ce cela le fin mot de l’histoire ?
Puis j’ai repensé à leur portrait de Meredith telle qu’elles me l’avaient dépeinte, à l’émotion qui étranglait Liv quand elle m’avait raconté comment, un beau matin, elles avaient sonné chez elle et lui avaient dit : « On va le faire. » (« Tu aurais dû voir son bonheur, Henry… Je crois que rien au monde n’aurait pu la rendre plus heureuse. ») Quand elle avait évoqué la séparation (« le jour du départ a été véritablement affreux… affreux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer »), maman Liv était au bord des larmes. Non : elles étaient sincères, l’autre soir. Sincères et bouleversées. Elles n’avaient pas fait chanter ma mère — elles l’avaient aidée, soutenue, et elles m’avaient arraché aux griffes des services sociaux et des familles d’accueil. Elles avaient tenu leur promesse, et moi je les soupçonnais des pires méfaits…
Ma mère…
Ces mots m’étaient venus spontanément. En quelques heures, quelques jours, je m’étais découvert un père et une mère.
Nous nous sommes dévisagés, Charlie et moi. J’avais les yeux embués.
« Je suis désolé, Henry, a-t-il soupiré en posant une main sur mon épaule, comme je l’avais fait quelques minutes auparavant, en haut du phare. Terriblement désolé. Mais il y a une autre question… Merde, je sais pas comment te l’dire…
— Quoi ? Que si elles sont les maîtres chanteurs, ce sont peut-être elles aussi qui ont… »
Il m’a lancé un regard qui en disait long : « Tu y as pensé ?
— Charlie, j’ai murmuré. Je n’arrive pas… je n’arrive tout simplement pas à le croire ! Ça peut pas être elles, tu m’entends ? Je les connais ! Ce ne sont pas des assassins… Elles n’ont jamais tué personne !
— Je comprends ce que tu ressens. Mais il faut prévenir la police.
— Pas encore. Si elles ont fait quoi que ce soit, c’est à moi de le découvrir…
— Et comment tu comptes t’y prendre ?
— Il y a peut-être un moyen… »
« Où est-il, Noah ? »
Jay écouta la réponse dans le téléphone en observant Grant. Son patron avait l’air dévoré par l’angoisse.
« Trouve-le, Noah. Passes-y la nuit s’il le faut, mais trouve-le. Et ensuite ne le lâche plus d’une semelle… Les Oates passent en première audience demain matin. Tu sais ce que ça signifie ? »
Cela signifiait qu’une fois leur caution réglée, ils seraient de nouveau dans la nature en attendant leur procès. Or Darrell avait passé un coup de fil à ses frangins peu de temps avant de mourir, dans lequel il leur parlait à mots couverts de son rendez-vous… Blayne et Hunter Oates devaient être fous de rage, et le mot était faible. Le Vieux, lui, devait ruminer sa vengeance. Jay pouvait sentir d’ici l’odeur du sang : il avait passé les dernières heures à étudier le dossier de ces ordures. Il en savait assez désormais pour mesurer l’étendue du danger que couraient Henry et ses amis.
Mais il se contrefichait des autres. C’est Henry qui le préoccupait. Si Grant venait à le perdre maintenant, si près du but, il ne s’en remettrait pas.
« Je compte sur toi, Noah », dit Jay.
Il raccrocha. Augustine était très pâle.
« On doit prévenir ce shérif et la police d’État du danger que court mon fils.
— On ne peut pas sans admettre que c’est lui qui a poussé ce type en bas du phare, objecta Jay.
— Nom de Dieu ! s’exclama Grant. C’est vrai qu’il l’a fait ! »
Jay se demanda s’il n’avait pas discerné une pointe de fierté dans la voix de son patron.
« Il court un grand danger, Jay. »
Le visage de celui-ci s’assombrit.
« Il faut mettre d’autres hommes sur le coup là-bas. Reynolds commence à se faire vieux. Il n’est pas de taille face à ces enragés. Ils sont peut-être attardés et cinglés, mais ils sont aussi foutrement malins d’après ce que j’en ai lu. »
Ils se tenaient dans l’un des bureaux éclairés jour et nuit au néon de leur bunker de Washington.
« On est en train de mouliner toutes les métadonnées dont on dispose. Encore quelques heures et on pourra prévoir les faits et gestes des uns et des autres avec une faible marge d’erreur… »
Jay faisait allusion au logiciel développé par WatchCorp, version améliorée du programme PredPol — predictive policing — utilisé depuis 2011 par les polices de plusieurs villes américaines. Développé par un anthropologue, un mathématicien, un flic et un criminologue, PredPol — qui faisait penser à Minority Report et à ses flics voyants — était utilisé non seulement dans les quartiers chauds, mais aussi dans des banlieues plus calmes de villes comme Los Angeles, Memphis, New York ; grâce à lui, des policiers s’étaient trouvés en planque plusieurs heures avant que le délit annoncé par le logiciel ne soit effectivement commis. Son secret ? Une formule mathématique confidentielle, un algorithme complexe qui intégrait et interprétait des centaines de données : statistiques, probabilités, taux de criminalité, localisation des délinquants, déplacements, structures des réseaux routiers principaux et secondaires, facilités d’accès et de repli, historique des délits… Ce type de logiciels prédictifs avait tendance à se multiplier dans une époque où se développait une nouvelle religion : la foi dans la toute-puissance des ordinateurs. Mais, comme de nombreux vétérans du terrain, Jay était sceptique sur les véritables capacités de PredPol. Il voyait surtout dans son succès le résultat d’une redoutable stratégie marketing et d’un solide lobbying au sein des administrations concernées.