Et puis, il le savait, les gens comme cette bande de péquenots des Cascades, mais aussi les militants écolos, les néo-luddites, les survivalistes, les milices antigouvernementales étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler et de falsifier leurs données — et, sans données, le roi était nu… L’éternel combat entre la résistance et les machines.
« Prévoir ce qu’ils vont faire, ça ne servira à rien si on n’est pas sur place, Jay. »
Sur l’un des écrans, ils avaient en visuel la Crown Victoria de Reynolds tournant dans les rues obscures d’East Harbor. En ce moment même, elle roulait sur Warbass Way, une artère qui longeait le front de mer. Soudain, un triangle rouge se mit à clignoter à un kilomètre environ au sud-ouest de sa position.
Jay rappela aussitôt Noah. « On l’a retrouvé : il est près du carrefour de Marguerite et de Spring, près du terrain de base-ball. Fais gaffe qu’il ne te repère pas. »
Ils virent la Crown Victoria filmée par le drone quitter Warbass Way pour virer dans Harrison Street et retourner vers le centre-ville. De son côté, le triangle rouge clignotait mais demeurait immobile. Ce n’était pas la première fois que la balise d’Henry cessait d’émettre : il y avait peut-être un problème technique, ou alors c’était dû aux conditions météo. La technologie n’était jamais aussi performante que les émissions spécialisées la vendaient au grand public ; il y avait toujours des failles. Un autre détail les intriguait : les conversations téléphoniques, les SMS et les mails échangés par les membres de la petite bande étaient étrangement laconiques et dénués d’intérêt. Beaucoup trop laconiques et dénués d’intérêt compte tenu de ce qui se passait. Comme s’ils redoutaient d’être espionnés. Ce qui était logique, somme toute : Henry était le suspect no 1 de la police et les gosses craignaient sans doute d’être sur écoute.
Oui, mais Henry avait fait une recherche sur Grant dans son ordinateur…
Que savait-il au juste ? Que lui avaient dit ses mamans ? Jay regretta que Noah n’ait pas eu accès à leur maisons plus tôt. Ils auraient gagné un temps précieux et se seraient sans doute économisé pas mal de recherches. À présent, ils étaient tous sur leurs gardes.
La voix de Grant le tira brusquement de ses pensées :
« On part là-bas. »
Jay se retourna.
« Hein ? Quoi ? »
Il leva les bras.
« Grant, demain, c’est Halloween ! Tu es censé visiter une clinique pour enfants malades et partager avec eux cette fête, voilà ce que tu es censé faire, et puis rejoindre ta femme et tes filles pour te balader dans les rues de ta ville… Tu as oublié ? L’importance de la famille… Bordel, l’élection est dans six jours ! »
Les derniers sondages donnaient Grant et son adversaire au coude à coude, l’élection allait se jouer dans un mouchoir de poche. C’était tout sauf le bon moment pour partir à l’autre bout du pays. Demain, un journaliste local allait divulguer une info extrêmement compromettante pour leur adversaire — une info que Jay lui-même lui avait fournie. Tous les médias allaient se jeter dessus comme des clebs sur un os et ils voudraient la réaction de Grant Augustine à ces révélations.
« Mon fils est en danger de mort et tu voudrais que je passe Halloween avec d’autres gosses à des milliers de kilomètres de lui ? » rétorqua Grant avec colère. Ses yeux se réduisirent à deux fentes. « Halloween ! Comme si j’étais un putain de clown ! Un de ces zombies à la noix ! Je ne sais pas quel est l’abruti qui a eu cette idée débile ! »
Jay vit les jeunes gens autour d’eux rentrer la tête dans leurs épaules comme des tortues dans leurs carapaces. Contrairement à eux, il était habitué aux colères de Grant tout autant qu’à son langage imagé.
« Qu’est-ce que tu veux faire ? dit-il calmement.
— On prend le jet pour Seattle et ensuite l’hydravion pour Glass Island. On emporte tout le matériel qu’on peut et les techniciens qui vont avec. Trouve-moi aussi deux ou trois types sûrs dans notre service de sécurité. Et un endroit pour loger tout le monde. Réquisitionne un hôtel entier s’il le faut. Sur une île voisine de préférence : inutile de trop se faire remarquer… On répondra aux questions des journaleux par téléphone et on rentrera deux jours avant l’élection. De toute façon, avec cette bombe que tu as lâchée, notre adversaire est kaput, finito. »
Il consulta sa montre, s’approcha de la seule fenêtre qui n’était pas masquée et regarda la rue déserte et mouillée dans la lueur des réverbères. Il revit soudain sa première rencontre avec Meredith. C’était en 1995, pendant une soirée de collecte de fonds au Hay-Adams de Washington à laquelle étaient conviés de nombreux élus du Grand Old Party et des personnalités. Meredith accompagnait l’une d’elles — un vieux salaud plein aux as qui avait ses entrées au Congrès. Elle était assise à la table de Grant, juste à sa gauche. À l’époque, celui-ci venait tout juste de monter sa boîte mais il nourrissait déjà de solides ambitions. Il était marié, avait deux filles en bas âge, mais il avait été ébloui par cette très jeune femme qui paraissait totalement à son aise sous les ors du palace. Elle était vêtue d’une robe du soir toute simple, dos nu, provocant, dégageant ses omoplates et sa nuque. Ses cheveux tirés en un chignon élégant. Grande, de longues jambes, une silhouette athlétique. Surtout, c’était l’une des plus belles femmes qu’il eût croisées et, à Washington, on en croisait beaucoup. Il lui avait demandé ce qu’elle faisait dans la vie et elle lui avait répondu qu’elle suivait l’enseignement des jésuites à l’université de Georgetown où elle étudiait la philosophie, la théologie et les sciences humaines. Plus tard, il s’était aperçu qu’elle disait vrai, que c’était sa façon à elle de financer ses études. Même si, dès la première seconde, il avait su à qui il avait affaire.
Pourtant, il y avait quelque chose d’étonnamment spontané et de naturel chez elle. Rien d’apprêté, ni de sophistiqué. Sa nuque inclinée lui avait fait penser à la tige d’une fleur qui croule sous le poids de sa propre beauté. Il avait engagé la discussion pendant l’un des ennuyeux discours qui se succédaient à la tribune, ponctués d’applaudissements dociles, et, à un moment donné, il se rappelait avoir eu cette phrase étrange :
« Et l’amour ? »
Elle avait alors tourné ses yeux marron vers lui et plongé longuement son regard dans le sien. Des étincelles y dansaient sous les lustres — et il avait pensé à des châtaignes en train de rôtir sur un feu.
« L’amour ? Il n’y a pas d’amour dans cette salle, rien que de la vanité, de l’ambition, de la jalousie et de la haine.