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C’est pour ça que le bureau du procureur était prêt à y aller : il n’y avait pas assez de preuves et ils n’auraient jamais pris le risque de perdre un procès aussi médiatisé sans cette vidéo sur le ferry : ils savaient pertinemment quel effet dévastateur elle aurait sur un jury.

« Il n’a pas d’alibi pour la nuit du meurtre… Elle avait annoncé à plusieurs personnes qu’elle allait le quitter… Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

— Et la mère ? Qu’est-ce que tu fais de la mère ? Il l’aurait tuée, elle aussi ? Pour quelle raison ?

— Peut-être qu’elle a été témoin de quelque chose, est-ce que je sais, moi ? C’est votre boulot de le cuisiner ! (Elle reprit son énumération.) Il a travaillé sur un bateau de pêche l’été d’avant… »

Le bateau de pêche, songea Krueger. Oui ! Ils avaient toujours pensé qu’elle avait été balancée d’un bateau de pêche. Mais elle avait très bien pu être balancée d’un bateau beaucoup plus petit. Ce filet n’était peut-être là que pour orienter leurs recherches dans la mauvaise direction… La voix de Wasserman le tira de ses pensées : « On l’arrête, Bernd. Tout ça a assez duré. Tu entends ? »

Il acquiesça.

Le téléphone de Charlie a vibré dans sa poche. Il l’a sorti et a examiné l’écran.

« Merde, c’est Nick ! »

Charlie a porté le téléphone à son oreille.

« Allô… Hein… ? (Il a écouté pendant quelques secondes.) Non, je sais pas où il est… Mais, bordel, oui, je te le dirais !… Je t’emmerde, ducon… Arrête de me soûler : je te dis que je ne sais pas où il est… C’est ça, ouais, va te faire mettre. »

Il a raccroché, m’a regardé.

« C’était mon frère. Ils te cherchent.

— Qui ça ?

— Le bureau du shérif.

— Tu crois qu’ils ont trouvé Darrell ? ai-je demandé.

— On aurait entendu les sirènes.

— Alors, pourquoi ils me cherchent ? »

J’ai lu la réponse dans ses yeux et ça m’a fichu le trouillomètre à zéro. Mon téléphone a vibré à cet instant.

« Henry ? a dit maman Liv quand j’ai répondu. Tu es où ?

— Dans ma voiture, maman. Pourquoi ?

— Le shérif te cherche… Il veut te parler… Henry ?

— Oui, m’man ?

— Ne fais pas de bêtise, s’il te plaît… »

J’ai pris une profonde inspiration.

« Quel genre de bêtise ? » j’ai demandé comme si je ne le savais pas.

Elle a hésité un quart de seconde.

« Te cacher… t’enfuir… ce genre de choses… Je suis sûre que ce n’est rien, d’accord ? Ça va s’arranger. Va voir le shérif. Tout de suite, d’accord ?

— D’accord, maman. »

Charlie avait l’air d’avoir drôlement les jetons quand j’ai raccroché.

« Ils vont t’arrêter », a-t-il dit.

Comme il aurait dit : tu as un cancer. Ou bien : on vient de marcher sur une mine. Ou : c’est normal qu’il manque l’arrière de l’avion ? La peur, le vertige, la sensation de me tenir au bord d’un abîme m’ont envahi. Une sensation affreuse. Celle que doit éprouver le dernier marin vivant à bord d’un navire qui coule rapidement.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? » a voulu savoir Charlie de la même voix de croque-mort.

Une sirène de police a brusquement hululé dans la nuit. Beaucoup trop près… J’ai attrapé mon sac sur la banquette arrière, j’ai ouvert la portière.

« Rentre chez toi, Charlie. »

Et j’ai disparu dans la nuit.

Merde !

Noah leva la tête de son téléphone à temps pour voir la portière de la vieille Ford s’ouvrir côté conducteur. Il vit Henry prendre la tangente. À travers son pare-brise, il le suivit des yeux qui longeait en courant les grillages du terrain de base-ball, puis franchissait la rue vers la droite au carrefour, en face de la station-service. Son pote Charlie sortit à son tour du véhicule. Il s’appuya sur le toit crépitant, le visage enfoui dans les bras, tandis que des ululements de sirènes se rapprochaient.

Nom de Dieu, songea Noah, Henry était en train de se tirer !

Il jaillit de la Crown Victoria : Henry avait traversé le carrefour et disparu dans un passage entre deux hauts hangars en brique. Noah se rua dans la même direction en rasant les murs. Des montagnes de pneus et de palettes encombraient le passage. Noah aperçut l’espace d’une seconde la silhouette d’Henry à l’autre bout, sous le halo zébré d’un lampadaire, avant qu’elle ne disparaisse sur la gauche.

Il remonta le passage aussi vite qu’il put et déboucha dans Malcolm Street tout essoufflé. Il ne le vit d’abord pas. Il le chercha des yeux et finit par le repérer : Henry détalait comme un lapin à travers le square, dissimulé par l’obscurité qui régnait sous les arbres. Il contourna le kiosque à musique et émergea sur Blair Avenue, de l’autre côté, courut ensuite sur le large trottoir désert, longeant la façade éteinte du Woods Coffee puis passant sous la marquise du cinéma avant de disparaître à nouveau dans une ruelle obscure, entre le Palace Theatre et Lighthouse Vintage & Costume, un magasin de fringues et d’accessoires à prix cassés. Noah lui emboîta le pas, mais son allure avait déjà considérablement ralenti et il sentait poindre un point de côté à son flanc droit. Il avait passé l’âge de ce genre de conneries. Henry ne tarderait pas à le semer. Il remonta néanmoins la ruelle en un laps de temps assez court et déboucha sur un chemin de terre qui s’enfonçait parmi les pins. La sente dévalait une pente assez raide jusqu’à la baie. Noah s’y engagea. À temps pour entrevoir Henry cent mètres plus bas, sa petite silhouette illuminée par un éclair.

Sur ce sol inégal rendu glissant par les feuilles mortes, Noah craignait de se bousiller une cheville. Il ne voyait pas grand-chose au milieu des ténèbres, de la pluie qui redoublait et des buissons qui se débattaient sous les assauts du vent. Autour de lui, les rafales soulevaient les feuilles et elles le frôlaient comme des vols de chauves-souris. Noah plissa les yeux à cause des gouttes dures et froides qui frappaient son visage. Sur sa gauche, entre les arbres, il apercevait les bateaux dans la marina : la houle commençait à les chahuter. À l’extérieur de la baie, c’était encore pire — la mer était blanche, les vagues se ruaient contre les rochers et le grain tordait les arbres du bord de mer comme s’il voulait les déraciner.

Que comptait faire Henry ?

S’aventurer en mer par un temps pareil était suicidaire aux yeux de Noah qui n’avait pas le pied marin.

Il parvint à un virage, cent mètres environ au-dessus de la baie, et ce qu’il vit le paralysa.

Henry était en train de tirer un kayak vers les flots noirs. Il l’avait extrait d’un coin sombre, sous le remblai, où il y en avait plusieurs, comme des haricots dans une boîte.

C’était de la folie !

Noah essuya son visage trempé et héla Henry, les mains en porte-voix. Mais la voix du vent couvrit la sienne. Il chercha son souffle, respira un bon coup et recommença. Cette fois, le gamin parut l’entendre, car il leva la tête dans sa direction.

Un instant, il se tint immobile, sur la minuscule grève pleine de caillasse, à contempler Noah.

Puis il reprit sa progression vers le rivage, courbé en avant, tirant le kayak derrière lui. Noah le vit jeter son sac à l’intérieur et entrer dans l’eau, sans même se déchausser. Même ici, dans cette partie abritée de la baie, les vagues secouaient méchamment l’embarcation.