Arrête, tu vas te tuer !
Noah fit un pas de plus et le sol boueux se déroba sous ses pieds. Il jura en s’étalant de tout son long et ressentit une fulgurante douleur à la cheville gauche. Il se reçut sur la paume droite, sur un rocher qui affleurait au bord de la sente, et une nouvelle douleur le transperça du poignet jusqu’au coude — mais du diable s’il allait rester là à ne rien faire ! Il se releva et continua de descendre la pente, en boitillant et en sautillant, agitant les bras tel un sémaphore.
« Henry ! Ne fais pas ça ! Reviens ! »
Mais déjà le kayak s’éloignait, sèchement balancé par la houle — en direction de la bouche avide d’une mer affamée.
36.
Dans la tempête
J’ai compris que je me dirigeais vers les emmerdes en m’approchant de l’entrée de la baie — quand le vent s’est brusquement intensifié.
Il avait beaucoup forci au cours des dernières heures. Je m’en rendais compte ici bien plus qu’à terre. Il se ruait vers moi en hurlant à travers la passe et la forte houle de la baie s’est transformée en vagues moutonnantes qui se sont mises à ballotter le kayak dès que j’ai eu dépassé les derniers rochers.
J’ai cru qu’on m’avait jeté dans le tambour d’une machine à laver.
Ça secouait dans tous les sens et je me cramponnais à ma pagaie.
Les vagues passaient par-dessus bord, me rinçant copieusement ; elles remplissaient peu à peu l’embarcation, car il n’y avait pas de jupe.
Le ciel noir déversait des torrents d’eau glacée qui pilonnaient la coque et mon crâne.
Je pagayais la bouche ouverte à présent, les yeux plissés, à la recherche d’oxygène.
J’ai porté le regard au loin et j’ai frémi : la mer n’était plus qu’une vaste étendue blanche et verte, écumante et ondulée, et des nuages se déplaçaient rapidement dans ma direction, changeant sans cesse de forme, tantôt chevaux cabrés, tantôt trains lancés à toute allure, cathédrales, champignons atomiques, fumées, dans les profondeurs de la nuit. J’ai pagayé plus fort. Je scrutais le dessin flou des îles en face, à une distance qui, d’ordinaire, se parcourt assez rapidement. Mais, cette nuit-là, j’avais l’impression de faire du surplace.
T’es un peu mal barré là, mec, tu le sais ?
La petite voix cherchait à m’intimider mais je me refusais à l’écouter.
Putain, ça remue vachement…
T’as pas l’impression que ce courant t’entraîne du mauvais côté, mon pote ?
J’ai gueulé, au milieu de toute cette eau, loin des côtes maintenant.
Mais la voix poursuivait : Tu sens cette odeur… tu la sens ? C’est celle du Pacifique…
Va te faire foutre, ai-je pensé en ramant.
Frissonnant.
Rincé par les rafales.
Ballotté par les vagues.
Puis le vent a paru mollir un peu, la pluie a semblé se calmer. J’ai respiré, fermé les yeux. C’est à ce moment qu’une énorme vague déferlante a soulevé le kayak et m’a fait chavirer. J’ai senti la coque s’incliner brutalement et, avant même d’avoir compris ce qui m’arrivait, j’avais dessalé.
J’ai tenté d’esquimauter — de donner un coup de pagaie sur l’eau pour remettre le kayak à l’endroit —, mais une deuxième vague m’est passée par-dessus.
Bon sang ! D’habitude, je suis rodé à l’exercice mais là, dans cette nuit infernale, pleine de tumulte, j’ai perdu tous mes repères et j’ai paniqué.
J’ai bu la tasse, toussé, recraché ; je me suis débattu.
Je suis parvenu à me libérer d’autant plus facilement que je n’avais pas besoin de tirer sur la sangle d’arrachage pour enlever la jupe — j’ai simplement poussé mes fesses hors de l’ouverture — et, l’instant d’après, je nageais à la surface des vagues qui m’emportaient.
J’ai aperçu mon kayak qui filait rapidement vers le large, son ventre pâle tourné vers le ciel, dans la direction opposée, et j’ai décidé de fuir ce merdier à la nage.
Le vent du large rugissait autour de moi, les nuages s’accumulaient, les embruns me cinglaient tandis que je…
Petit à petit, à mon insu, mon cerveau s’est déconnecté de toute réalité trop dérangeante et je me suis mis à flotter dans une…
bienveillante étrangeté…
Quelque chose me poussait en avant… Je ressentais de nouveau la douleur très vive à l’épaule que Darrell avait martyrisée, mais mon corps aurait pu être fendu en deux que j’aurais continué de nager. Je gardais les yeux rivés sur l’horizon des îles comme la mire d’un fusil.
Et, tout à coup, dans cette longue et venteuse nuit, j’ai eu la sensation de n’être plus seul.
J’ai tourné la tête et je l’ai vue — tout près.
À moins de dix mètres…
Son grand aileron noir fendait les eaux. Dans ma direction.
Nom de Dieu de bordel de merde…
J’ai aussitôt arrêté de nager. Je suis resté aussi inerte que possible et, quand l’orque est passée tout près de moi, j’ai senti son onde de choc. Son grand corps noir et blanc m’a dépassé comme la coque d’un navire et j’ai deviné son œil minuscule à l’avant de la tache blanche. Puis elle s’est éloignée et j’ai suivi longtemps des yeux son aileron sans oser me remettre à nager, de peur d’attirer son attention par mes vibrations.
Ce n’est qu’au bout de longues minutes que j’ai repris ma progression. La panique ne m’avait pas quitté. Ma nage est devenue frénétique, chaotique. Soulevé, emporté par les vagues, les creux de trois mètres, les crêtes écumantes, toussant, hoquetant, grelottant, à demi noyé, j’ai nagé, nagé…
À un moment donné, j’ai eu une hallucination : une main spectrale jaillissant de l’abîme, tendue vers le ciel, pâle, doigts écartés. Je savais que c’était celle de Naomi… Et que c’était impossible. J’ai paniqué. Puis la main s’est enfoncée définitivement dans les flots.
Il n’y avait pas de courant de surface pour me faire dériver, mais mes forces n’en diminuaient pas moins rapidement quand j’ai enfin aperçu la ligne du ressac devant moi. Vision qui m’a flanqué un sacré coup de fouet. J’ai fait les dernières dizaines de mètres dans un état second et mes semelles ont rencontré des rochers sous l’eau ; je me suis écorché les mains et les genoux en voulant prendre pied sur cette putain de côte rocailleuse et traîtresse, pleine d’arêtes coupantes, de pentes glissantes et de reliefs piégeux entre lesquels la mer bouillonnait.
Quand j’ai enfin pris pied sur une plage obscure et sablonneuse, je claquais des dents et je grelottais.
J’étais loin d’être au sec, vu que la pluie s’était remise à balayer la plage et le vent à harceler le rivage, mais j’avais bon espoir de trouver un refuge. Je connaissais cette île comme ma poche.
Cedar Island…
Un petit bout de terre boisée et presque plate d’un kilomètre et demi de long avec une vingtaine de résidences secondaires sur son pourtour — toutes fermées en cette saison — et seulement deux résidents permanents à l’autre extrémité.