Il retourna vers le ponton.
« Envoie les amarres ! Faut qu’on fouille cette baraque. »
Seymour Bay, sur la côte ouest de Glass Island, surmontée par la masse boisée et embrumée de Mount Gardner, sa petite plage enchâssée entre deux caps rocheux, continuellement fouettée par les vents ou noyée dans les brouillards, évoque pour les gamins de l’île l’aventure et le mystère. Car, contrairement à la côte est, le littoral occidental est resté presque inviolé, hormis la petite marina de Crescent Harbor tout au nord. Aussi, à l’âge où ils ne sont pas encore totalement accaparés par leurs ordinateurs et leurs consoles, les garçons (les filles également, mais moins) aiment-ils s’y ébattre avec en tête des histoires de pirates, de naufrages, de monstres marins et d’îles au trésor.
S’il y avait bien deux personnes peu réceptives aux charmes adolescents de l’endroit, c’étaient le vieux Oates et son fils.
Le Vieux, qui connaissait ces eaux comme sa poche, savait qu’il y avait un anneau protégé où il pouvait amarrer le Mako, à droite juste après la jetée, même si plus personne ne l’utilisait de nos jours.
Jack Taggart les attendait, debout sous la pluie, sa mèche blonde trempée sur ses lunettes ruisselantes.
« Salut Jack, dit le Vieux en mettant pied à terre. Ça secoue drôlement ce soir.
— Bonjour, monsieur », dit Taggart, qui ne donnait du « monsieur » à personne, en serrant la grande paluche du Vieux. Elle était froide et moite après avoir tenu la barre si longtemps, mais le Vieux avait encore plus de poigne que lui. « Salut, Hunter.
— Salut. »
Taggart était le pote de Darrell, pas celui de son frère. Hunter ne l’aimait pas. Il lui trouvait un air malsain d’ado attardé avec ses cheveux blonds, ses joues roses et ses lunettes.
« T’as la caisse ? demanda le Vieux.
— Ouais, elle vous attend sur le parking. Remettez-la à la même place au retour et laissez les clés dans le pot d’échappement.
— Rentre chez toi. Tu ne nous as pas vus.
— Bien sûr. »
Taggart les salua d’un signe de tête et s’éloigna dans la nuit qui commençait à tomber.
« Connard, lâcha Hunter. Jamais compris ce que Darrell lui trouvait. »
Le Vieux ne fit aucun commentaire.
« Le gamin, il s’est peut-être réfugié sur Cedar Island, expliqua le deputy Ron Winslette dans le haut-parleur. En tout cas, quelqu’un a séjourné dans une des maisons de l’île récemment. On a aussi trouvé des traces de sang dans le séjour et du coton imbibé dans une poubelle de la salle de bains. Du sang même pas sec. Il est peut-être blessé.
— Continuez de fouiller les maisons de l’île, ordonna Krueger. Et soyez prudents… Je ne crois pas qu’il soit armé, mais on ne sait jamais. Je ne peux pas vous envoyer de renforts pour le moment, pas avec ce qui se passe ici… Tous les effectifs sont à leurs postes, je n’ai personne, Ron. Mais je vais prévenir la Washington State Patrol.
— Bien reçu. Terminé. »
Krueger coupa la communication et regarda Platt, qui lui fit un clin d’œil à la Philip Seymour Hoffman.
« Vivant. »
J’avais traîné le Zodiac à travers les flaques d’eau, jusqu’à l’endroit où les vagues s’écroulaient bruyamment sur le sable. Au large, la mer était couverte de crêtes blanches et je savais que ça allait secouer. Avant de tirer la remorque hors du garage, j’avais vérifié qu’il y avait suffisamment de carburant dans le réservoir. À présent, trempé jusqu’aux os, je grelottais.
Je suis revenu dans la maison et j’ai attrapé le téléphone fixe dans l’entrée.
Je crois que je tremblais de froid mais aussi de peur. J’avais peur de ce que j’allais entendre — peur de la vérité. Mon cerveau envoyait des signaux de panique dans tout mon corps et ma main n’en finissait plus de trembler sur le téléphone.
Je me suis souvenu comment Liv et France m’avaient toujours affirmé qu’elles avaient coupé les ponts avec leurs familles respectives à cause de leur mode de vie « non conventionnel », mais je commençais à me demander si ça aussi, ce n’était pas un bobard. Pour la première fois, je les voyais d’une manière différente. J’essayais de deviner derrière chacun de leurs gestes, de leurs regards des intentions cachées, des mensonges, des secrets…
Est-ce que notre cellule familiale allait éclater elle aussi ?
Est-ce qu’à la fin il ne resterait plus rien ?
Mais avait-elle seulement existé ? Ou bien était-ce des craques depuis le début ? Une illusion ? Une fiction à laquelle chacun d’entre nous avait contribué à sa manière, sans jamais être totalement dupe ?
J’avais presque envie de vomir en composant le numéro et, en écoutant la sonnerie, abattu et vidé, j’ai pris une profonde inspiration pour ne pas me trouver mal. J’étais si fatigué.
Puis la sonnerie s’est arrêtée.
« Allô ? » a répondu maman Liv.
Vers 5 heures du soir, les gamins commencèrent à apparaître dans les rues. Assis derrière son volant, le deputy Angel Flores vit deux petits groupes descendre Main Street, accompagnés de parents hilares. Les déguisements des parents étaient assez prévisibles : un Jack Sparrow, un Dark Vador, deux sorcières… Ceux des gosses en revanche posaient plus de problèmes au deputy Flores, qui avait presque quarante ans et pas d’enfants.
L’éclair zébrant le front et les fausses lunettes sans carreaux : un Harry Potter, pas de doute — mais les autres ?
Il reporta son attention sur la Waterfront Tavern lorsque la porte de celle-ci s’ouvrit. Il y avait une citrouille découpée et éclairée sur le perron, mais c’était sans doute une fausse citrouille en plastique assortie d’une lampe, car, avec ce vent, une bougie se serait éteinte.
Un adulte apparut en veste d’hiver noire. Il portait un grand masque de Chewbacca qui lui recouvrait toute la tête et Flores l’entendit parler au Dark Vador qui passait juste à sa hauteur sans comprendre ce qu’ils se disaient. Les parents éclatèrent de rire et le faux Chewbacca s’éloigna après les avoir salués.
Flores regarda sa montre. Dix-sept heures vingt. Cela faisait plus d’une heure que Blayne Oates était là-dedans. Il était peut-être temps d’aller jeter un œil. Il descendit et courut jusqu’au pub au milieu des bourrasques. Lorsqu’il franchit la porte, la chaleur douillette qui régnait à l’intérieur le frappa en même temps que le niveau sonore des conversations. Flores parcourut la salle des yeux et son pouls s’accéléra. Oates n’était ni au bar ni dans la salle.
« Salut Angel », lui lança le barman.
Il ne répondit pas. Se rua dans l’escalier vers la petite mezzanine, elle aussi bondée ; mais Oates n’y était pas non plus.
Flores sentit la panique le gagner.
Il redescendit et se dirigea vers les toilettes. Personne devant les lavabos, mais un des cabinets était fermé. Il tambourina dessus.
« Blayne !
— C’est pas Blayne ! claironna une voix qui ne pouvait appartenir à un homme aussi jeune. C’est le comte Dracula ! »
Un rire à mi-chemin entre l’étouffement et le borborygme s’éleva derrière la porte, parachevé par une quinte de toux ponctuée du bruit d’une chasse d’eau. Angel Flores pensa à l’homme au masque de Chewbacca et à la veste noire. Blayne était entré dans le pub avec une veste verte. De même taille et de même coupe… Une veste réversible ! Quel imbécile il faisait ! Il ressortit, traversa la salle à toute vitesse et émergea sur le perron.