«- Par conséquent, votre fils a été absent pendant deux heures au moins?
«- Oui.
«- Peut-être pendant quatre ou cinq heures?
«- Oui.
«- Que faisait-il pendant ce temps-là?
«- Je ne sais pas.»
«Elle était devenue pâle jusqu’aux lèvres.
«Ce qu’il me restait à faire était tout simple. J’ai découvert où se planquait le lieutenant Charpentier; j’ai pris deux agents et je l’ai arrêté. Quand je lui ai touché l’épaule, et que je l’ai engagé à nous suivre sans résistance, il m’a répondu avec un front d’airain: «Je suppose qu’on me soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de ce vaurien de Drebber!» Comme nous ne lui en avions pas dit un mot, cette allusion était des plus suspectes.
– En effet! dit Holmes.
– Il avait encore la lourde canne avec laquelle, d’après sa mère, il avait suivi Drebber. Un solide gourdin de chêne.
– Et quelle est votre théorie?
– La voici: le lieutenant a suivi Drebber jusqu’à Brixton Road. Là, nouvelle altercation; Drebber reçoit un coup, peut-être au creux de l’estomac, qui ne laisse pas de trace… Il tombe raide mort. Grâce à la pluie, pas de témoin. Charpentier traîne le cadavre dans la maison vide. Mais la bougie, le sang, l’inscription sur le mur et la bague? me direz-vous. C’est, à mon avis, une mise en scène destinée à tromper la justice.
– Très bien! dit Holmes d’un ton encourageant. Vraiment, Gregson, vous êtes en progrès. Nous ferons quelqu’un de vous.
– Ma foi, répondit le détective en se rengorgeant, j’ai mené rondement l’affaire! Le jeune homme a avoué de lui-même avoir suivi Drebber quelque temps. Mais il a prétendu ensuite que, s’étant senti filé, ce dernier avait pris un fiacre pour le semer. En revenant chez lui, Charpentier aurait rencontré un vieux camarade de bordée et il aurait fait avec lui une longue marche. Où habite ce vieux camarade? Il ne le sait pas lui-même! Mon explication est cohérente dans toutes ses parties. Ce qui m’amuse, c’est de savoir Lestrade lancé sur une fausse piste. Il perd son temps. Hé! le voici en chair et en os!»
C’était bien Lestrade, mais sans l’air désinvolte et pimpant qui lui était habituel. Son visage était bouleversé; sa tenue, négligée. Il venait évidemment consulter Sherlock Holmes: en apercevant son collègue, il parut très contrarié. Planté au milieu de la salle, il tourna et retourna son chapeau entre ses doigts tremblants. A la fin, il se décida à parler.
«C’est, dit-il, l’affaire la plus extraordinaire, la plus incompréhensible.
– Ah! vous trouvez, monsieur Lestrade! cria Gregson, triomphant. Je savais bien que vous aboutiriez à cette conclusion. Avez-vous réussi à découvrir le secrétaire, M. Joseph Stangerson?
– M. Joseph Stangerson, dit Lestrade d’un ton grave, a été assassiné vers six heures du matin à l'Holiday’s Private Hotel.»
Chapitre VII La lumière luit dans les ténèbres
La nouvelle nous frappa de stupeur. En se relevant d’un bond, Gregson répandit le reste de son whisky. Je regardai en silence Sherlock Holmes. Il pinçait les lèvres et fronçait les sourcils.
«Stangerson aussi! murmura-t-il. Ça se complique.
– C’était déjà bien assez compliqué comme ça! grommela Lestrade en approchant une chaise. On dirait que je suis tombé dans une espèce de conseil de guerre.
– Êtes-vous… êtes-vous tout à fait sûr de cette nouvelle? balbutia Gregson.
– Je sors à l’instant de sa chambre d’hôtel, dit Lestrade. J’ai été le premier à découvrir ce nouveau meurtre.
– Gregson vient de nous faire part de son opinion sur l’affaire, dit Holmes. A votre tour, monsieur Lestrade, dites-nous ce que vous avez vu et ce que vous avez fait, si, toutefois, vous n’y voyez pas d’objection.
– Je n’en vois aucune, répondit Lestrade en s’asseyant. Je vous avouerai franchement que j’ai cru que Stangerson était pour quelque chose dans la mort de Drebber. (Ce fait nouveau m’a montré que je m’étais trompé.) Pénétré de cette idée, je me suis mis à la recherche du secrétaire. Le 3 au soir, vers huit heures et demie, on l’avait vu à la gare d’Euston, en compagnie de Drebber. Or, le cadavre de ce dernier avait été découvert à Brixton Road à deux heures du matin. Il s’agissait donc de savoir ce que Stangerson avait fait dans l’intervalle et depuis lors. J’ai télégraphié son signalement à Liverpool avec avis de surveiller les bateaux américains. Puis, je me suis mis à perquisitionner dans tous les hôtels et meublés du voisinage d’Euston. Voici quel était mon raisonnement. Si Drebber et son compagnon s’étaient séparés, ce dernier avait dû se loger pour la nuit dans le voisinage, le lendemain matin, afin de flâner aux abords de la gare.
– Ils s’étaient sans doute donnés rendez-vous quelque part, dit Holmes.
– C’est ce que la suite a montré. J’ai passé toute la soirée d’hier à chercher. J’ai continué de très bonne heure, ce matin. A huit heures, je suis entré à l'Holiday’s Private Hotel, dans Little George Street. Je demande si un M. Stangerson loge actuellement à l’hôtel.
«Vous êtes sans doute le monsieur qu’il attend, répondit-on. Il vous attend depuis deux jours.
«- Où pourrais-je le trouver?
«- Il dort là-haut. Il a demandé qu’on le réveille à neuf heures.
«- Je monte tout de suite», ai-je dit.
«Dans mon idée, mon apparition soudaine, devait lui faire lâcher une parole. Le garçon d’étage s’est offert à me conduire. C’était au second. Il y avait un petit couloir à traverser. Le garçon m’avait indiqué la porte et il s’apprêtait à redescendre; le cri que j’ai poussé l’a fait revenir sur ses pas. Ce que je venais d’apercevoir m’avait bouleversé, malgré mes vingt ans d’expérience. Un filet de sang avait coulé sous la porte; il avait serpenté à travers le couloir et il avait formé une petite mare le long de la plinthe. En voyant cela, le garçon a manqué tomber dans les pommes! La porte était fermée en dedans. Nous l’avons enfoncée à coups d’épaule La fenêtre de la chambre était ouverte et, près de la fenêtre, tout recroquevillé, gisait le corps d’un homme en chemise de nuit. Il était bel et bien mort, et il l’était depuis assez longtemps: ses membres étaient rigides et glacés. Nous l’avons retourné. Le garçon l’a reconnu tout de suite. C’était bien le monsieur qui avait loué la chambre sous le nom de Joseph Stangerson. Sa mort avait été causée par une entaille profonde au côté gauche. Le cœur a dû être atteint. J’arrive à la partie la plus étrange de l’affaire. Devinez ce que j’ai trouvé au-dessus du cadavre.»
Je frémis d’horreur, avant même que Sherlock Holmes répondît.
«Le mot «Rache» en lettres de sang.
– Exactement», dit Lestrade d’une voix blanche.
Il y eut un moment de silence.
L’assassin inconnu rendait ses crimes encore plus horribles en les accomplissant avec autant de méthode que de mystère. Mon système nerveux, qui avait tenu bon sur le champ de bataille, commença à flancher.
«On a vu l’assassin, reprit Lestrade. Un garçon laitier, qui se rendait à son travail, est passé par la ruelle entre l’écurie et le derrière de l’hôtel. Il a remarqué qu’une échelle, ordinairement couchée là, avait été dressée contre une des fenêtres du second, qui était grande ouverte. Après avoir dépassé l’hôtel, il s’est retourné et il a vu un homme descendre l’échelle. Il la descendait tout naturellement, sans précipitation, si bien qu’il l’a pris pour un menuisier ou un charpentier. «Il est de bonne heure à l’œuvre, celui-là!» a-t-il pensé sans y attacher plus d’importance. D’après lui, l’homme est grand, il a un visage rougeaud et il porte un long vêtement brun foncé. Il doit être resté quelque temps dans la chambre à la suite de son crime: nous avons trouvé de l’eau teintée de sang dans une cuvette où il s’est lavé les mains, et des taches de sang sur les draps: il y a essuyé son couteau!»