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Moussy eut un sourire.

— Pour en revenir à ce…

Il s’offrit le luxe de regarder à nouveau son affreux carnet noir maculé de taches.

— … à ce François Sauvage, il est prouvé que votre fille le rencontrait fréquemment.

— Où ? demanda Henrico, glacé.

— Quelquefois chez lui, quelquefois en ville, quelquefois chez vous ! répondit le policier en le défiant d’un regard faussement paisible.

D’instinct, tous se tournèrent vers Tonton qui ne quittait pratiquement jamais la maison. Le vieillard avait un peu pâli. Ses yeux s’abaissèrent lentement et il se mit à fixer ses jambes mortes avec une farouche obstination. Elisabeth allait l’interroger, mais son mari lui fit signe de se taire.

— Bon. Admettons que votre enquête soit exacte et que M. Sauvage et ma fille se soient rencontrés, dit-il. Admettons.

Au ton, il était facile de comprendre que lui-même n’admettait pas une chose semblable. Il respira profondément et alla au bout de sa pensée.

— Ça changerait quoi à l’affaire ?

Moussy fit quelques pas en direction de la véranda. Il regarda l’esplanade et fit la grimace en pensant aux banquettes surchauffées qui allaient, dans un moment, brûler son gros postérieur. Son conducteur était assis à même le sol et, adossé à la jeep côte ombre, dormait la bouche ouverte. L’inspecteur l’interpella à travers le grillage de la porte :

— Ben Hazraf, face d’âne !

L’autre faillit choir sur le côté. Il se redressa, regardant en direction de la maison sans toutefois voir son supérieur.

— Tu ne peux pas mettre la voiture a l’ombre, idiot ?

Le chauffeur adressa un salut militaire au perron et sauta sur son siège. Moussy se retourna et se trouva nez à nez avec Angelo. La scène se déroulait comme dans un ralenti cinématographique. Chacun prenait le soin de penser soigneusement avant de proférer la moindre syllabe.

— Ce que cela changerait à l’affaire, monsieur Tziflakos ? demanda Moussy avec un grand sérieux. Comment pouvez-vous poser une question pareille après que nous venons d’admettre que seul un familier a pu faire le coup ?

Il devint vraiment professionnel, cessant de jouer son odieuse comédie.

— Je dois contrôler l’emploi du temps de ce François Sauvage. J’ai déjà commencé. Il se trouve, précisément, qu’il était absent de chez lui l’après-midi du meurtre. Un ouvrier agricole prétend même l’avoir vu s’engager avec sa voiture sur le chemin conduisant à votre exploitation. Bref, à ne rien vous cacher, de fortes présomptions pèsent sur cet homme.

Les Tziflakos, cette fois-ci, évitèrent de se regarder. Un étrange maléfice les isolait brusquement. Ils se sentaient comme étrangers les uns par rapport aux autres. Chacun portait une somme de pensées accablantes qui le privait de tout contact avec les autres membres de la communauté.

Moussy continua de déambuler dans la pièce. Sous son poids, les lattes du vieux plancher craquaient comme le pontage d’un bateau. Le policier s’arrêta sous le ventilateur et offrit sa face luisante au léger courant d’air tourbillonnant sous l’appareil. Le ronron pénible du moteur vrillait les nerfs dès qu’on lui prêtait attention.

— Pourquoi venez-vous nous faire part de vos doutes ? questionna brusquement Angelo.

— Je tenais à avoir votre opinion sur le personnage, répondit calmement Moussy. Ce garçon est apparenté à l’ambassadeur de France et je dois, comme toujours dans ces cas-là, être prudent.

Il ôta son cigare de sa bouche, cracha une salive brune qu’il écrasa sous son pied et ajouta :

— Il n’y a rien de changé ?

— Nous n’avons pas d’opinion, fit Angelo. Je vous ai déjà dit que nous ne fréquentions personne. Si ma fille voyait Sauvage, nous l’ignorions.

— Parfait, dit Moussy.

L’homme au complet blanc ne parut pas déçu par cette prise de congé déguisée. Au contraire, une expression béate détendit ses traits.

— Il ne me reste donc plus qu’à poursuivre mon petit travail, dit-il d’un ton enjoué.

Il porta un doigt à la hauteur de son fez et marcha vers la porte. Comme il allait la franchir, Henrico le rappela.

— Hep, patron !

Ce mot s’appliquant au policier contenait toute l’insolence du monde.

— C’est à moi que vous parlez ? demanda l’inspecteur.

— Oui, fit Henrico. A propos de Sauvage.

Moussy attendit, l’œil luisant d’un espoir évasif.

— Alors ?

— Ça ne peut pas être lui…

La figure plate du policier se mit à pendre comme un linge mouillé.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je l’ai vu, à l’heure du drame, près de notre plantation d’Oufara.

Moussy fronça les sourcils et se mit à frotter les ailes de son nez entre le pouce et l’index. La déclaration d’Henrico mettait à bas un édifice laborieusement élaboré. Sa première affaire chez les roumis ! Il se réjouissait tellement d’évoluer dans cet univers naguère fermé aux gens de sa race, de le contrôler à sa guise et d’y jouer le rôle enviable et grisant du destin ! Il était arrivé dans la vieille demeure en conquérant sûr de soi, semant à satiété le trouble ou l’angoisse. Il décidait ! Il suivait d’un pas appuyé les méandres de cette affaire, se découvrant avec délices des dons de limier sagace sans comprendre que l’événement le tirait par la main.

Il en voulut horriblement au jeune veuf de ruiner, d’une phrase, trois jours d’enquête qui devaient assurer son prestige.

— Que racontez-vous ? explosa-t-il soudain.

Son cigare lui tomba de la bouche. Il le ramassa. Le mouvement lui rappela son enfance, lorsqu’il rôdait à la terrasse des grands cafés pleins de colons méprisants pour y cueillir des mégots. Il rejeta le cigare aussitôt et l’éventra d’un coup de talon.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— La vérité, fit Henrico. Seulement la vérité : François Sauvage est resté tout l’après-midi à peindre en bordure de la plantation. Il avait sa 2 CV jaune, celle qui possède deux moteurs.

— Vous êtes certain que c’était bien ce jour-là ?

— Certain ! dit lugubrement le garçon. C’est un jour que je ne suis pas près d’oublier.

Le policier eut une expression douloureuse. En une seconde, il perdit toute sa morgue et ne fut plus qu’un pauvre homme effaré, dépassé par la traîtrise des circonstances.

— Bon, je vais voir, décida-t-il pour sauver la face. Je vais voir !

— C’est cela, voyez ! fil doucement Angelo en lui tournant le dos.

Moussy voulut réussir sa sortie, chercha une attitude avantageuse qu’il ne trouva pas, s’en alla sans saluer personne, le dos voûté, dans la lumière torride.

Les Tziflakos se rassemblèrent derrière la porte pour le regarder partir. Ils le virent dévaler le perron et héler son chauffeur d’un signe péremptoire. La jeep qui stationnait à l’ombre d’une haie de cyprès décrivit une large courbe ponctuée d’un sillage de poussière ocre et vint se ranger devant lui. Il l’escalada lourdement et s’abattit sur le siège arrière.

CHAPITRE III

Longtemps après que la jeep eut disparu, ils étaient encore groupés derrière le grillage de la véranda, silencieux et immobiles dans des postures marmoréennes de personnages symbolisant d’anonymes martyrs.

— Ce type est complètement fou, déclara enfin Tonton.

Le vieillard fit pirouetter son fauteuil et profita de l’accablement général pour saisir sa bouteille de whisky. Il but d’un air soucieux, s’appliquant à dissimuler son plaisir.