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Elle s’approcha et demanda, en baissant le ton :

— Tu as peur, hein ?

Il s’assura qu’Elisabeth ne se trouvait pas à portée de voix et murmura pitoyablement :

— Oui, très peur.

— Il était l’amant d’Héléna ?

Tonton secoua énergiquement la tête.

— Qu’est-ce que tu vas imaginer là ? Il n’y avait que de l’amitié entre eux !

— Tu es sûr ?

— Puisque je te le dis ! De l’amitié et c’est tout !

Elle hocha la tête, pas convaincue le moins du monde. Dans la cuisine proche, sa mère préparait du thé à la menthe comme chaque jour à la même heure. L’odeur caractéristique de la menthe flottait déjà dans la maison. Une odeur réconfortante.

— Non ! déclara Clémentine Pas de l’amitié. Il n’était peut-être pas son amant, mais je suis certaine qu’ils s’aimaient.

— Elle t’avait parlé de lui ? s’étonna-t-il.

— Non, mais je les ai vus ensemble, moi aussi.

— Quand ? croassa l’infirme.

— Oh ! plusieurs fois… Je les observais.

Elle réfléchit et eut cette réflexion déconcertante qui laissa Tonton songeur.

— C’était joli !

Le vieillard se voila les yeux. Les battements de son cœur redevinrent normaux et réintégrèrent le lent bruissement de sa vie.

— C’est vrai, chuchota-t-il, c’était joli.

— Papa et Henrico sont allés chez lui ?

— Probablement.

— Tu crois qu’ils vont lui faire du mal ?

L’infirme laissa retomber sa main et cligna des yeux à la lumière retrouvée.

— Ils veulent savoir. C’est normal, non ?

— Evidemment.

— Le policier avait l’air de croire que c’est Sauvage qui a tué Héléna. Ça te paraît possible, à toi ?

C’était justement la question que se posait Tonton depuis le départ de son frère. Il l’examina une fois de plus et secoua la tête.

— Ça ne me paraît pas possible, assura-t-il.

— C’est un garçon si doux… Mais sait-on jamais ?

Il fit le poing et l’agita dans le vide.

— Si c’était lui, je l’étranglerais de mes pauvres mains, Clémentine, bien que je n’aie plus guère de forces !

Elle ne s’émut pas outre mesure de la menace.

Tonton était un vieux petit garçon bravache. Comme tous les faibles, il s’offrait parfois des éclats pour essayer de faire illusion, mais il n’avait jamais eu un véritable comportement d’homme et, si son frère ne l’avait pris en charge à l’âge où un individu n’a plus le droit d’être pauvre, Tonton serait sûrement devenu clochard. Déjà, à l’époque où Angelo s’était occupé de lui, bien avant la naissance de Clémentine, et même avant celle d’Héléna, Constantin Tziflakos menait une vie de colporteur guenilleux. En ce temps-là, il buvait du vin rouge, n’ayant pas les moyens de faire connaissance avec le whisky. C’était sa belle-sœur qui, par souci du standing, avait un jour décidé qu’il s’enivrerait désormais au scotch.

— Les voilà ! dit la jeune fille en baissant le ton.

L’infirme se pencha, mais l’auto venait de contourner la maison pour gagner l’ombre du hangar de cannis.

— J’ai rien vu, fit Tonton.

— Ils le ramènent, révéla Clémentine.

Tonton fut surpris plus qu’alarmé. Il pensait que son frère et son neveu s’étaient rendus chez François Sauvage afin d’obtenir du peintre une explication. Il n’imaginait pas qu’ils le ramèneraient, et leur dessein lui échappait.

Il les vit gravir le perron de bois. Sauvage marchait entre les deux hommes en noir, les mains enfouies dans les poches ventrales de son pantalon de toile. Malgré cette allure dégagée, on le devinait prisonnier de ceux qui l’escortaient. Sa pommette tuméfiée ne saignait plus, mais une forte enflure mettait de l’asymétrie dans son visage. Comme ils pénétraient dans le living, Elisabeth sortit de la cuisine avec le plateau pour le thé. Un mince filet de vapeur rectiligne sortait du bec de la théière. La femme d’Angelo s’arrêta en voyant Sauvage. La vapeur dansa un instant devant sa figure blême. Le peintre la salua machinalement d’un hochement de tête. Elisabeth détourna la tête et posa le plateau sur la table. Elle disposa les tasses en demi-cercle ainsi qu’elle le faisait tous les jours, puisant un regain d’énergie dans la routine.

— Asseyez-vous ! invita Angelo en écartant une chaise de la table.

Sauvage hésita et s’assit. Ses yeux rencontrèrent ceux de Clémentine. Il sourit à la jeune fille qui détourna la tête.

Elisabeth emplit les tasses avec des gestes prompts et précis. Elle semblait ne pas s’intéresser à l’arrivant et même ignorer sa présence. Angelo s’empara de la première tasse et se mit à souffler dessus. Il buvait le thé sans sucre et, depuis longtemps, on ne lui mettait plus de petite cuiller. Il goûta le breuvage, souffla dessus à nouveau et porta la tasse au niveau de son nez.

Personne ne parlait, chacun lui laissant l’initiative. Il était le maître absolu. Henrico lui-même s’effaçait, soucieux de ne pas troubler son beau-père. Elisabeth regardait son mari avec admiration. Elle le revoyait tel qu’il s’était présenté à la plantation jadis, devant son père à elle, trapu, déjà massif, avec des yeux fermes et hardis. Il venait briguer une place de contremaître. Le père Vaudoyen jouait les gentlemen-farmers et l’affaire périclitait. Trop de réceptions, trop de bridges, trop de séjours sur la Côte d’Azur qu’on appelait à l’époque la Riviera. Il avait cueilli négligemment les certificats d’Angelo entre le pouce et l’index, les parcourant en les tenant éloignés de sa personne, comme s’ils eussent été des papiers gras. Elle se trouvait dans la loggia, sous l’escalier, à l’endroit précis où Héléna… C’était déjà le même canapé, avec d’autres coussins, recouverts d’une tapisserie en points de Hongrie. Elle avait vu ciller Angelo, une rougeur avait envahi le front du garçon et il devait lui avouer plus tard que si elle ne lui avait pas souri à ce moment-là, il aurait arraché ses certificats de la main de Vaudoyen et serait parti sans un mot.

Un an plus tard, comme, malgré ses efforts, l’exploitation tournait au désastre, il était entré dans la pièce alors que la famille dînait. Quelque chose de très intense luisait sous ses gros sourcils.

— Que vous arrive-t-il, Angelo ?

Sans chercher à s’excuser, il était venu se planter devant le père d’Elisabeth.

— Il m’arrive qu’on ne peut plus continuer sur ces méthodes-là, monsieur Vaudoyen. C’est la débâcle ! Si vous ne me donnez pas carte blanche, d’ici moins de six mois, votre affaire est foutue.

Un homme qui pénétrerait nu dans une église ne ferait pas davantage sensation.

— Et à quel titre vous donnerais-je carte blanche, Angelo !

— Pourquoi pas au titre de gendre, par exemple ?

Le plus étonnant, c’est qu’il n’avait presque jamais adressé la parole à Elisabeth ! Il ne la regardait même pas…

Le père Vaudoyen était resté la fourchette en l’air, l’œil rond, la moustache hérissée.

— Vous allez me foutre le camp immédiatement, espèce de sale Grec !

L’insulte n’avait pas troublé Angelo.

— Très bien, monsieur Vaudoyen, mais n’oubliez tout de même pas que les Grecs ont bâti le Parthénon, eux !

Il était sorti, et c’est alors qu’Elisabeth, comme en état second, avait posé sa main nerveuse sur celle de son père, tremblante de courroux :

— Laissez-moi l’épouser, père !