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Léonore m’a écrit : « Je désapprouve intégralement toutes tes expériences, mais je t’aime quand même. »

J’ai répondu : « L’expérience est concluante : je ne peux me passer ni de nourriture, ni de toi. »

Pourquoi fallait-il que l’atmosphère de cette clinique soit à ce point triste ? Si ce genre de cure a du succès, c’est que le client est heureux d’en partir. Une fois échappé de la clinique, il sourit tout le temps. Ses amis lui demandent alors ce qui le rend si heureux, et il recommande l’adresse. CQFD. J’ai songé à ce que rumine le héros de La Montagne magique la semaine de son arrivée au sanatorium de Davos : « Cela ne peut plus durer. »

À côté de notre table, trois Anglaises hilares se firent réprimander par écrit : sur leur table, le personnel déposa un écriteau « BITTE UNTERHALTEN SIE SICH LEISE ». Ce qui signifie : « S’IL VOUS PLAÎT PARLEZ MOINS FORT. » La clientèle n’était pas là pour rigoler. N’ayant rien d’autre à déguster que des navets, des courgettes, des céleris et des pois chiches, elle mastiquait en rêvant aux festins d’antan. Dehors les cygnes, avec leur bec orange, évoquaient des bonshommes de neige en plein été. Deux barques séchaient au pied d’un saule. Je lus un article dans Time sur le sommeil : si on dormait mal, ou peu, ou pas, on risquait l’infarctus. Selon une étude effectuée sur des souris américaines, la privation de sommeil était plus mortelle que la privation de nourriture. On avait placé les petits rongeurs sur un plateau éclairé et instable pour les empêcher de dormir (méthodes inspirées de la prison de Guantanamo). Les crises cardiaques décimèrent le panel de muridés. Les chercheurs avaient vraiment un problème avec les souris.

À ceux qui se privaient de sommeil en affirmant : « Je me reposerai quand je serai mort », il convenait de répliquer : « Alors réjouis-toi, tu te reposeras bientôt. »

Pendant que je me faisais lasériser le sang et transfuser toutes sortes de cocktails de vitamines chaque matin, Romy bronzait sur la terrasse de la chambre en utilisant Pepper comme une télé portable : il lui diffusait ses séries préférées sur son écran ventral.

Le Monte-Carlo autrichien m’a inspiré ce poème en anglais :

The quiet beauty of lake Wörth Is, in any case, the trip, worth. The rest of the world seems worse Than the quiet beauty of lake Wörth.

Dans le hall d’accueil, une œuvre d’art abstrait était censée conférer la sérénité aux visiteurs. C’était un gros caillou vertical sur lequel un système de pompe hydraulique faisait couler de l’eau, jour et nuit. Le clapotis émis donnait envie d’uriner. D’autres pierres similaires, sur lesquelles de l’eau dégoulinait éternellement, étaient dispersées dans les différentes salles, au département beauté, aux soins et dans le réfectoire. Le décorateur de ce lieu avait présupposé que l’être humain régénéré avait besoin de contempler des cascades. Une idée se cachait derrière ce design : nous n’aurions pas dû nous éloigner des grottes. La posthumanité rejoignait le primate ; la fin de l’évolution darwinienne serait, au propre comme au figuré, un retour aux sources.

Romy en avait marre de rester enfermée dans la clinique. Je l’ai emmenée en bateau dîner sur une terrasse de l’autre côté du lac. Je ne lui ai pas parlé de ma transmutation en cours, de mon sang qui cuisait et décuplait ma force. Elle a commandé une escalope viennoise et moi un poisson grillé sans sauce. Nous avons envoyé des selfies à la douce Léonore de Genève avec comme légende : « We miss u ! En Autriche, il y a keine meringues ! » Elle nous envoya des vidéos de Lou que nous contemplâmes en serrant les dents pour ne pas pleurer devant des Autrichiens. Notre entorse à la réclusion diététique ne suscita aucun reproche chez Claudia Schiffer. Peut-être craignait-elle qu’avec mon sang-laser je ne la pulvérise. Ou avait-elle déjà renoncé à sauver ce père de famille français et sa gamine dissipée ? C’est Pepper qui trouva une conclusion poétique à cette journée :

— Quand je vous écoute, mes yeux sont bleus.

Idée de talk-show : « LOVE LIVE ». Les participants sont interviewés en faisant l’amour, soit entre eux, soit avec l’animateur, soit avec des acteurs des deux sexes. J’imagine une « interview vibro » où l’invité serait filmé en plan serré alors que son appareil génital (clitoris ou gland) est stimulé sous la table par un vibromasseur ultra-rapide Hitachi pour les femmes et un vagin artificiel pour les hommes. Les réponses seraient entrecoupées de soupirs, gémissements et orgasmes. Carton d’audience garanti pendant au moins trois saisons. En saisons 4 et 5, pour pimenter le concept, on ajoute des supplices BDSM : interview fouet, interview piercing, interview branding, interview tatouage, interview pinces à seins, etc. Ensuite avec l’argent récolté, j’achète ma villa à Malibu où je termine mes jours en 2247 avec ma femme et mes deux filles.

Les contours escarpés des montagnes découpaient l’air et la neige scintillait dans le soleil comme de la crème chantilly saupoudrée de cocaïne. C’est le genre de paysage qu’on diffuse sur Zen TV. On projetait aussi des images de ce type aux humains euthanasiés dans Soleil vert, avant de les transformer en biscuits. À côté de nous, une famille turque, dont toutes les bouches étaient refaites, mastiquait ses pommes de terre bouillies avec le regard vide d’un troupeau de canards gonflables dans une installation de Jeff Koons. Privés de téléphone, deux hommes d’affaires saoudiens prenaient tout de même des airs overbookés. Je souffrais horriblement d’être séparé de Léonore et Lou. Le méchant cynique des années 90 était devenu un tendre fossile dans les années 10. La cinquantaine de clients qui petit-déjeunaient semblaient se demander la même chose : « Qu’est-ce que je fous là ? » Les obèses avaient les mêmes yeux tristes que les ex-mannequins en phase de reconversion dans l’écriture de guides diététiques. À côté de nous, un couple marié songeait en silence au divorce en contemplant l’eau calme. Un héron se posa sur le ponton avec une grâce absolue. Après un vol plané devant la montagne et sur l’eau, il freina d’un seul coup d’aile et toucha le bois de teck d’un bout de sa palme, avant d’y déambuler légèrement tel Fred Astaire dans Top Hat. Y a-t-il des hérons plus talentueux que d’autres ? Je n’y avais jamais songé auparavant. Ce héron-là avait de la classe, il méritait de poser en couverture du Vogue des hérons. J’avais envie d’un selfie à côté de lui. Il était le seul client de Viva Mayr à ne pas payer pour y séjourner. Romy l’a pris en photo et posté sur Instagram : sa carrière de star dans le showbiz des échassiers était lancée. Ce héron aurait mérité une perfusion au laser pour allonger sa durée de vie.

Bien qu’affamé, je tirais orgueil de ne pas finir mon assiette de bouillie de fromage de chèvre-wasabi-herbes. Dans certaines parties du monde, les humains donneraient n’importe quoi pour avoir à manger, et dans d’autres coins de la planète, ils dépensent une fortune pour connaître la faim.

Les canards noirs à bec blanc fuyaient à notre approche. Au bout du ponton où nous étions sortis nous asseoir, les jambes pendant au-dessus de l’onde, Romy a tourné sa tête vers le bas. Elle regardait le lac à l’envers, la tête sur l’eau.