— Papa, dans un bol de pistaches, pourquoi il y en a toujours une qui s’ouvre pas ?
— T’as de ces questions… je sais pas. Quand elles cuisent, elles ne s’ouvrent pas toutes. C’est pareil avec les moules.
— Mais la pistache fermée, on peut quand même la manger ?
— Je suppose que oui, si tu arrives à l’ouvrir sans te retourner l’ongle ni te casser une dent, oui, elle doit être comestible. Mais généralement on a la flemme et on la balance.
— Papa ?
— Oui ?
— La pistache fermée, tu sais, des fois, j’ai l’impression que c’est moi.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Je suis toute renfermée dans ma coquille.
— Non, c’est pas toi la pistache fermée, c’est moi.
— Non, c’est moi.
— Non, c’est moi !
— Il peut y avoir plusieurs pistaches fermées dans le même paquet.
— Tu crois que je suis immangeable ?
— Qui t’a dit une connerie pareille ?
— …
— T’inquiète, t’es ma pistache préférée, je te jetterai jamais à la poubelle.
— Tu ne te dis jamais que le monde serait plus joli inversé ?
— Comment ça ?
— Quand tu mets ta tête comme ça… Le lac pourrait être le ciel et le ciel serait le lac.
Je me suis allongé à mon tour sur le deck avec la tête tournée vers le pôle Sud. Les arbres descendaient du plafond liquide, les oiseaux volaient au sous-sol.
— Le ciel serait de l’eau suspendue et en bas ce serait le vide.
— T’as raison, ce serait plus joli.
Silence du monde environnant, avec le lac en l’air et le ciel en bas.
— Papa ?
— Oui ?
— Tu sais, à Jérusalem, dans l’église… (Long soupir)… J’ai vu Jésus-Christ.
— Pardon ?
— Tu vas te moquer de moi…
— Non, raconte.
— Au sous-sol, dans la grotte où ils ont déposé Jésus, je l’ai vu et il m’a parlé.
— T’es sûre que c’était pas la Vierge Marie ?
— Ah, tu vois, je savais que tu te moquerais.
— Non, non… Je te crois. Jérusalem est un lieu spécial, les ombres sur les murs peuvent donner des visions. Et qu’est-ce qu’il t’a dit Jésus ?
— Il ne parlait pas avec des mots. Il était posé, tranquille, adossé à la pierre. Et soudain, il m’a déversé tout son amour. Puis il est parti. En tout, ça n’a pas duré plus de cinq secondes, mais je le reçois encore.
Après un autre silence, plus long, on a remis nos têtes à l’endroit parce que le sang qui nous montait au cerveau expliquait peut-être cette confidence surnaturelle. Je n’ai pas dit à Romy que les fantômes n’existaient pas, je n’étais plus sûr de rien. Moi aussi, dans cette église du Saint-Sépulcre, quelque chose m’était tombé dessus. Comme une clairière, une accalmie, un surcroît d’oxygène. Une paix inexplicable.
— Tu sais, a repris Romy, j’ai fini toutes nos réserves de bouffe et il est hors de question que je mange des brocolis.
— J’ai parlé au chef cuisinier : il va te préparer ce que tu veux. Steak, poisson, poulet. Il faut juste que tu sois discrète car on risque une émeute des peignoirs de bain.
— T’imagines ? Ce serait trop stylé qu’ils se révoltent. Je comprends pas pourquoi ça n’arrive pas plus souvent. Il y a beaucoup d’endroits comme ici ?
— De plus en plus.
— Avoue que c’est bizarre, ces gens qui paient pour ne rien manger.
— C’est parce qu’ils n’ont pas la volonté de se retenir. La puissance de la publicité est supérieure à la capacité de résistance d’un individu isolé. Pour ma génération, ce fut la cigarette : pendant toute mon enfance, la pub nous donnait l’ordre de fumer, ensuite l’État a lutté contre le tabagisme. Ta génération, c’est le sucre et le sel : durant toute ta jeunesse, on t’a fait rêver de bonbons, sodas, chips, etc., et aujourd’hui on lance des campagnes pour que tu manges moins salé et sucré ! L’Occident est une usine à schizophrènes.
— C’est quoi un schizophrène ?
— C’est un individu coupé en deux : on le pousse à consommer puis à culpabiliser. Par exemple, un carnivore qui se ferait griller une entrecôte puis visionnerait des images d’abattoirs. Regarde-toi : tu serais capable de remplacer le Coca par de l’eau minérale et les Mi-cho-ko par une pomme ?
Je venais de marquer un point en blessant son orgueil. Romy s’est redressée.
— OK, je suis cap. Dis au chef que je veux un poulet-purée avec de l’eau et une pomme.
La force du sang-laser ! J’expérimentais mes superpouvoirs. Conduire Romy sur la voie de la Grande Santé était un exploit surhumain qui n’aurait pu être accompli avec une hémoglobine ordinaire. La lumière fluorescente était entrée en moi comme du sang infrarouge. La clinique changeait de couleur selon les caprices du ciel. Désormais, le Ciel était en nous.
Incontestablement, ce séjour chez les thérapeutes postnazis m’a rapproché de Romy, nous obligeant à additionner nos solitudes. En remontant dans ma chambre, alors que je regardais trop longuement un vieux ridé en me disant « toi, tu ne passeras pas l’hiver », il me sembla l’entendre murmurer à mon intention :
— Denn die Todten reiten schnell… (Car les morts vont vite.)
Le sixième jour, après ma laser-therapy, nous sommes allés nous promener dans la montagne alentour. La forêt était peuplée de bruits bizarres, de grognements de bêtes cachées dans les bois : lièvres, taupes, grenouilles, hérissons, sangliers, renards, daims ? (Il y avait sûrement des loups mais nous ne les avons ni vus, ni entendus.) Dopé par mon « laser-blood » (tel Charlie Sheen avec son « tiger-blood »), je les entendais tous, et marchais à grandes enjambées ; Romy peinait à me suivre mais je l’attendais toujours. Je sniffais l’odeur des conifères. L’irradiation du rayon laser réveillait mes cellules souches sanguines et décuplait ma résistance physique. J’entrais dans la race des Übermensch. Le Führer affectionnait particulièrement ces montagnes austro-hongroises ; Berchtesgaden n’est qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Nous espionnions le chant des merles et les cavalcades des écureuils dans les sapins et les bouleaux. La lumière s’éloignait derrière les arbres comme le blanc de la neige éternelle, tandis qu’autour de nous, dans les troncs noirs, circulait la sève de l’Ancienne Nature Non Modifiée. Mon dernier film s’achevait dans une cabane sur pilotis au bord de l’onde ; nous avions tourné cette séquence sur un lac près de Budapest. J’avais une faiblesse pour l’horizontalité des vallées entre les montagnes, le calme apparent des forêts lorsqu’on n’y entre pas. Et les rayons du soleil formant des galaxies d’étoiles à la surface de l’eau.
Une fois au sommet, j’ai lu à haute voix un passage du roman fantastique que lisait Romy : « Je passais des jours entiers seul sur le lac, dans une petite embarcation, à observer les nuages, et, dans le silence et la tristesse, à écouter le murmure des vagues. » Depuis Genève, Romy était fan de Frankenstein. Un aigle est passé au-dessus de nous. Méfiance : je lui ai raconté le mythe de Prométhée, qui avait voulu créer une vie artificielle et fut condamné par les dieux à avoir éternellement le foie dévoré par un aigle. Sous la coupole bleue, dans la limpidité de l’air et le ciel bientôt rougeoyant, nous sommes redescendus en glissant sur le toboggan du Pyramidenkogel : 52 mètres de hauteur, 20 secondes pour glisser à toute vitesse sur 120 mètres à 25 degrés d’inclinaison (« die höchste Gebäuderutsche Europas », « le plus haut toboggan d’Europe »), pour arriver dans l’odeur du gazon fraîchement tondu, à la lisière du bois brumeux. Juste avant de rentrer à l’hôtel, nous sommes allés nous agenouiller dans la petite église de Maria Wörth. Romy répétait « Yésousse Chrrristousse » comme une parfaite bigote. Quitte à mener une vie de moine, autant se rendre aux vêpres. Je commençais à penser que le catholicisme n’était pas incompatible avec l’amélioration de l’homme. J’étais de plus en plus croyant en vieillissant. La différence avec les athées, c’est la culpabilité judéo-chrétienne. Quel luxe ! Cette angoisse d’être vain, mêlée de honte d’être merdique, je la trouvais plutôt saine et préférable à la mort de Dieu. Et sincèrement, je ne croyais plus que Dieu était mort : la situation était plus compliquée. Il était mort au XXe siècle, mais Il revenait au siècle suivant pour remplacer la cocaïne.