— Ta gueule, balance !
— J’ignore si je suis une balance. Ce terme est-il péjoratif ? Toujours est-il que je ne suis pas cap de mettre une carotte dans mon cul.
Romy a éclaté de rire, pas le directeur.
— Ce genre de comportement ne peut pas être toléré chez nous. Le personnel d’étage rassemble vos effets personnels en ce moment même. Notre service de limousine vous raccompagnera à l’aéroport. Nous ne souhaitons pas prolonger votre présence en notre établissement. Merci de votre compréhension. Nous allons devoir moderniser notre politique en interdisant définitivement cette clinique aux chiens, aux enfants et aux robots.
— Oh ça va, ce sont des plaisanteries de gamins…
— Je ne sais pas si ce style de plaisanteries est normal en France mais en tout cas le harcèlement sexuel est très répréhensible en Autriche.
— Mais Docteur, j’ai payé pour dix jours de détoxification-lasérisation sanguine !
— Estimez-vous heureux si nous ne prévenons pas la police de Klagenfurt. Vous avez de la chance que nos clientes ne portent pas plainte, j’ai eu beaucoup de mal à les calmer. Personne ne tient à ébruiter cette affaire.
— Je détecte une tension particulière dans cette assemblée humaine, a dit Pepper. Syntax error 432. L’Autriche est le pays natal de Mozart et Hitler.
Le personnel nous a raccompagnés froidement mais fermement à la sortie de l’hôtel. Nous sommes montés dans une Mercedes noire qui a démarré immédiatement.
— J’ai faim, ai-je dit. Romy, t’aurais pas dû lui apprendre à tripoter les gens.
— C’est pas moi ! Il invente des trucs, je te jure !
— Monsieur a exprimé sa faim. Sachez que les restaurants Burger King proposent un menu promotionnel avec Double Whopper-frites-boisson pour seulement 4,95 €, a dit Pepper (car la société SoftBank Robotics avait signé un contrat publicitaire avec la chaîne de fast-foods américains). Vous voyez : je suis cap d’être cool.
J’ai demandé au chauffeur de suivre le GPS de Pepper jusqu’au Burger King le plus proche.
— À 3 kilomètres, tournez à droite, a dit Pepper. Je suis cap de toucher des culs de salopes.
Il lui tendait le poing fermé. Romy lui fit un cyber-check. Je me sentais robotiquement exclu. Mon organisme avait hâte de renouer avec les toxines de l’hyperconsommation mainstream. Nous trouverions un meilleur chemin vers l’immortalité que la detox : de Genève, Léonore nous avait transmis une invitation au « dîner du XXIe siècle » de Cellectis à New York, où elle se rendait. Classée 13e en 2016 parmi les sociétés les plus « smart » au monde par le Massachusetts Institute of Technology, la société Cellectis est un des leaders mondiaux de l’édition de génome et son CEO, le docteur André Choulika, l’un des pionniers internationaux des « ciseaux à ADN ». On se rapprochait du but. La limousine glissait le long de la montagne vers le fast-food américain. Nous n’avions plus qu’à nous laisser porter vers Vienne, la ville où la comtesse Erzsébet Báthory a égorgé quelques jeunes servantes (au 12 Augustinerstrasse) afin d’atteindre la vie éternelle. Nous reviendrons à la méthode Báthory, je ne voudrais pas spoiler la fin de mon récit. À Vienne nous attendait un autre avion pour les États-Unis. C’est peut-être par là que j’aurais dû commencer notre périple : après tout, l’Amérique était le pays capable d’inventer la bombe atomique et de l’essayer tout de suite sur des humains. Le Nouveau Monde était l’endroit désigné pour créer l’Homme Nouveau.
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HGM = HUMAIN GÉNÉTIQUEMENT MODIFIÉ
(East River Lab, Cellectis New York)
« Mort, où est ta victoire ? »
Première lettre de saint Paul
La quatrième blessure narcissique fut la dernière.
Ainsi que l’a exposé Sigmund Freud dans son Introduction à la psychanalyse (1917), la première blessure narcissique de l’humanité fut la révolution de Copernic au XVIe siècle : l’homme n’était pas au centre de l’univers.
La deuxième humiliation provint de Darwin au XIXe siècle : l’homme descendait du singe.
La troisième vexation fut amenée par Freud au XXe siècle : l’homme n’était même pas maître de ses pulsions.
L’humanité n’a pas survécu à la quatrième blessure narcissique : la découverte au XXIe siècle que l’ADN, qui programmait son destin, était modifiable.
Lorsque cela fut démontré, Homo Sapiens ne pouvait plus être sauvé.
Il est difficile de dater avec précision le moment exact où Homo Sapiens est devenu synonyme de « sous-homme ». Ce constat est né de la convergence de plusieurs découvertes : digitalisation du cerveau, correction génétique des embryons, rajeunissement des cellules et du sang, « brain enhancement ». Mais à coup sûr la première étape fut, en 2026, la connectique neuronale avec le réseau. Lorsqu’une petite partie de l’humanité eut un accès permanent à Google, le reste des habitants de la planète fut immédiatement renvoyé à l’homme des cavernes. L’intelligence artificielle intégrée à l’homme donna à une minorité d’enfants une avance incommensurable sur les autres élèves. En 2020, les premières naissances de bébés à ADN crispérisé furent un événement mondial. Leur avantage génétique fit bientôt la une des YouTubeLiveShows. Le niveau scolaire des archéo-humains ne les rendait absolument pas compétitifs avec la néo-humanité qu’on a surnommée les « Wi-Fi babies ». Il fallut rapidement créer de nouveaux collèges pour les « sur-enfants » dont les notations n’étaient pas mesurables avec les moyens d’évaluation ordinaires. « Homo Sapiens » en latin signifie « homme savant », mais face à des néo-humains 2.0 au quotient intellectuel non répertorié sur l’échelle, il convenait de le rebaptiser « Homo Inscius » (« homme ignorant »). Yuval Noah Harari proposa de désigner désormais les posthumains sous le nom d’« Homo Deus » (« homme augmenté »). Mais dans la vie quotidienne, la nouvelle race fut baptisée : « UBERMAN ».
Le principal déséquilibre entre le Sapiens et le Deus était la vitesse : les Ubermen n’avaient plus besoin de parler. Ils communiquaient par la pensée, s’envoyaient des MM (Mental Mails) et accédaient instantanément à la connaissance universelle via Google. La bonne nouvelle était la gigantesque économie de dépense publique qu’induisait la suppression de l’école, des collèges et lycées, tous remplacés par des cours de programmation des prothèses cérébrales. Les sous-hommes tentèrent de protéger leur intégrité mais leur destin était scellé par Charles Darwin : « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements » (De l’origine des espèces, 1859). Pauvre Sapiens ! Lui qui continuait de s’exprimer par l’intermédiaire de ses cordes vocales, toujours incapable de lire dans les pensées, comment pouvait-il deviner ce que tramait Uberman ? L’élimination des espèces non compétitives est un processus de sélection irrémédiable, même quand l’évolution est le résultat de manipulations artificielles. C’est ce phénomène nouveau que les savants nommèrent la théorie du « Coup de pouce suicidaire » (The Suicidal Boost, essai de George Church, Random House, 2033, préface du professeur Stylianos Antonarakis de la faculté de Genève). Selon cette théorie, Homo Sapiens avait en quelque sorte accéléré sa propre disparition par les modifications de son intellect et de ses chromosomes. En d’autres termes, il avait donné un « coup de pouce », génétique et involontaire, à sa propre extinction, de la même manière que Néandertal, trop occupé à se nourrir, avait été dépassé par Sapiens communicant. La suite n’était pas compliquée à prévoir : le génocide des sous-hommes par les machines biologiques était indispensable pour régler le problème de la surpopulation et du réchauffement climatique. Une famine mondiale fut donc programmée en 2040 par le World Googlevernment afin de permettre le Grand Remplacement Darwinien et de garantir l’Espace Vital aux Ubermen. Cette étape porte officiellement le nom de Dernière Déshumanisation (opération « 2D »). La première guerre de Longévité éclata en 2051, juste après les opérations d’annihilation chimique et les batailles du Sang des années 2030 : c’est elle qui mit un terme définitif au Sapiens.