Somme toute, le bilan d’Homo Sapiens n’était pas très positif : il avait mangé tous les animaux et récolté toutes les plantes pour se rassasier, tout en épuisant les ressources naturelles afin d’assurer son propre développement. Ensuite, il avait organisé involontairement son remplacement. Si au moins sa disparition avait été volontaire… même pas. Après avoir dominé toutes les espèces mammifères ou végétales, et ruiné son cadre de vie, il s’était fait doubler. Est-ce qu’il ne le méritait pas un peu ?
Mais revenons à 2017. Dans l’avion au-dessus des nuages, le ciel n’était plus du ciel ; c’était déjà l’espace. J’avais la sensation d’être galactique. L’éternité n’est pas une question de temps mais de lumière dans le sang. C’est l’infini à la portée des méduses turritopsis nutricula (qui ne meurent jamais car elles sont fluorescentes). Vues par le hublot, les tours blanches de l’île de Manhattan ressemblaient aux croix d’un cimetière.
Léonore nous attendait à l’aéroport de Newark avec un sac de meringues helvétiques et ses épaules nues. Elle tenait dans ses bras un bébé équipé d’un casque de cheveux jaune poussin, de deux yeux bleus sur un sourire aux dents écartées, et d’une robe verte trop petite. J’avais envie de danser en les voyant mais je me suis retenu. Comme tous les amoureux, Léo et moi faisions tous les deux de gros efforts pour ne pas montrer nos sentiments. Mais je me trahissais en gazouillant sans arrêt comme un idiot. Léonore aux salières dorées, aux épaules crémeuses, au soutien-gorge plein de seins pesants… Elle m’excitait encore plus depuis qu’elle m’avait fabriqué une nouvelle vie.
Pepper tentait de se réconcilier avec elle.
— Romy m’a beaucoup parlé de vous. Elle dit que vous êtes cool. Êtes-vous mannequin ? Vos pommettes sont symétriques à 97,8 % et votre dentition rectiligne.
— Tu fais des efforts, c’est bien.
Après un tour au Bowery Hotel pour se doucher, se changer et — en ce qui me concerne — prendre Léonore contre un miroir en pressant ses pamplemousses blancs, nous avons appelé un Uber. Recommandée par le concierge, une baby-sitter veillait sur Lou qui dormait dans son lit de bébé. Le « Dîner du XXIe siècle » avait lieu chez Benoît, le restaurant d’Alain Ducasse sur la 55e Rue, à un bloc de la Trump Tower. Aux États-Unis, les biotechnologies et la recherche génétique étaient massivement soutenues par le gouvernement, car là-bas le passé est moins grand que le futur. Avantage de la célébrité télévisuelle : Léonore, Romy, Pepper et moi étions tous placés à la table VIP du fondateur de Cellectis, le docteur André Choulika. Un brun affable et souriant qui avait fait fortune dans le traficotage de génome. J’ai toujours aimé les Libanais, je pense que les habitants d’un pays coincé entre Israël et la Syrie sont forcés d’être ouverts d’esprit. Ils ont le cul entre deux guerres ! Cela les rend imaginatifs et surtout pressés de s’enfuir. Choulika avait découvert les méganucléases (ou « ciseaux moléculaires ») lorsqu’il travaillait dans l’équipe du prix Nobel François Jacob à l’Institut Pasteur. Sa société biopharmaceutique, créée en 1999, pèse aujourd’hui un milliard et demi d’euros. Notre arrivée fit sensation : l’acteur Neil Patrick Harris (qui joue Barney dans la série How I Met Your Mother) cria de joie en voyant entrer un robot-compagnon tenu en laisse par une fillette de dix ans qui demandait à tout le monde le code de la Wi-Fi sans dire bonjour. « This is the 22nd century couple ! » L’assistance était principalement composée de journalistes sceptiques et de généticiens enthousiastes. Parmi eux j’ai reconnu Frédéric Saldmann, mon médecin traitant.
— Alors dis-moi que tu fais du sport tous les jours et que tu ne manges que des légumes !
— Pas du tout ! Ma cure chez Viva Mayr s’est terminée au Burger King. Mais je compte me rattraper ce soir avec ce souper transgénique. Tu sais qu’après t’avoir consulté, j’ai vu un généticien suisse puis un biologiste israélien et que j’ai fait lasériser mon sang en Autriche.
— Bien ! Tu es sur la bonne voie.
— Pas du tout ! Le Suisse m’a expliqué que l’immortalité était impossible et l’Israélien que la planète allait disparaître. Le néo-sang lumineux, ça j’ai apprécié.
— En venant à ce dîner, tu te rapproches du but…
Il n’est pas si fréquent d’assister à un repas dont aucun des invités n’a l’intention de trépasser avant l’an 2200. Tout le gratin de New York était réuni pour goûter un menu exclusivement composé d’aliments « gene-edited », dont l’ADN avait été corrigé par une filiale de Cellectis, un laboratoire situé dans le Minnesota nommé Calyxt. C’était une bonne idée d’avoir choisi un bistrot traditionnel pour tester des plantes de la Nouvelle Nature sur des néophytes. L’atmosphère franchouillarde aidait à oublier que les convives servaient de cobayes à des expérimentateurs échevelés. Derrière la vitrine, les sirènes hurlaient, les taxis slalomaient, les passants couraient : New York restait bloquée au XXe siècle. André Choulika a tapoté sur un micro pour faire taire le brouhaha.
— Good evening, ladies and gentlemen ! Ce soir est une première mondiale. Il y a 238 ans, Parmentier organisa un grand dîner pour lancer la pomme de terre en France. Grâce à Alain Ducasse, ce soir vous allez goûter une « new potato », sous forme de purée, blinis et tarte, ainsi que de nouvelles variétés de soja dont l’ADN a été amélioré. Nos patates ont été corrigées pour ne plus donner de fructose et de glucose qui sont cancérigènes et neurotoxiques à la friture. Vous aurez la chance de goûter ce soir des aliments que des millions de consommateurs dégusteront dans les prochaines décennies. L’année prochaine, Calyxt lancera sur le marché un nouveau blé augmenté en fibres et sans sucres lents, plus digeste et gluten-free. On modifie la teneur en acides aminés, on coupe le texte génomique, on plante et on récolte. Welcome to the new food !
Les applaudissements étaient nourris (c’est le cas de le dire). Les serveurs apportaient des assiettes de saumon et caviar sur blinis de soja et pommes de terre génomiquement reformatés. La nourriture du futur était un peu fade mais mon sang-laser appréciait la cuisine postagricole. La mode du biotech allait-elle succéder au bio tout court ? Nous n’étions pas venus pour la cuisine : à peine André Choulika se fut-il assis à notre table que je lui ai adressé la question qui me taraudait.
— Docteur, ces améliorations que vous apportez aux plantes, quand allez-vous les appliquer aux hommes ?
— C’est fait depuis novembre 2015 ! Nous avons sauvé Layla Richards, une petite fille atteinte de leucémie au Great Ormond Street Hospital de Londres en lui injectant des cellules T génétiquement reprogrammées pour détruire les cellules cancéreuses. Elle était condamnée, il lui restait deux semaines à vivre. Tout avait été essayé : la chimio, les greffes de moelle osseuse, en vain. Aujourd’hui, elle est complètement guérie grâce à la réédition de génome. Et on s’est occupés d’autres cas depuis, enfants comme adultes.