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— Parlez-moi du séquençage du génome.

— Aujourd’hui c’est très facile. On prend 2 millilitres de votre salive et on fait une isolation de l’ADN. Quand j’ai commencé il y a trente ans, on faisait ça à la main mais maintenant on peut voir vos 3 milliards de lettres en une semaine. Avec un logiciel informatique très puissant, on peut comparer vos différences avec la séquence de référence qui a été terminée en 2003. C’était un projet international entamé en 1990, auquel j’ai eu la chance de participer : le « Human Genome Project ». La base de données est accessible à tout le monde.

— C’est l’Américain Craig Venter qui est l’ADN de référence ?

— Il a fait son séquençage de son côté, parallèlement au nôtre. Aux États-Unis il a été séquencé le premier, avec quelques autres personnes, dont le prix Nobel de médecine de 1978, Hamilton Smith. C’est une convention : cela ne signifie pas que l’ADN de Craig soit normal, c’est juste qu’il a été décodé le premier, et que depuis, on étudie les variations par rapport à cette référence.

— Papa, je peux aller jouer dehors ?

J’ai regardé le professeur et il m’a regardé. Il était évident que cet entretien sur les progrès de la génétique risquait, pour Romy, d’être moins marrant que d’aller faire de la balançoire dans le parc.

— D’accord mais tu restes près du portique, comme ça je peux te voir par la fenêtre. Et tu laisses ton portable allumé. Et tu ne grimpes pas debout sur la balançoire. Et tu…

— Papa, je suis programmée pour vivre mille ans, alors je peux glisser sur un toboggan. Y aura pas de problème.

Le docteur Antonarakis a éclaté de rire.

— Mademoiselle, votre génome n’a pas encore été séquencé, il faudra vérifier cette information !

Il s’est tourné vers moi :

— Si vous voulez, mon assistante peut l’accompagner pendant notre discussion.

Il a appuyé sur un bouton et une jeune laborantine est apparue. Sa chevelure brune tranchait sur la blouse blanche, et elle semblait enchantée d’être soudainement promue baby-sitter pour pouvoir prendre l’air. Les deux belles enfants sont sorties du bureau en gloussant.

— Où en étions-nous ? a demandé Antonarakis.

— À Craig Venter. J’ai vu ses travaux sur le Net. Lui c’est vraiment Victor Frankenstein : il a créé un génome synthétique de mycoplasme. Il paraît qu’il a crié « it’s alive ! », comme le savant fou de Mary Shelley, vous vous souvenez ? Le docteur Frankenstein crie « Elle vit ! » quand sa créature cousue main ici, en Suisse, se met à respirer, remuer, après quelques décharges électriques, avant de se lever et d’étrangler tout le monde.

— Je n’ai pas lu Frankenstein mais je vois bien où vous souhaitez m’entraîner ! Craig Venter a remplacé un chromosome naturel par un chromosome créé dans son labo. Et il a réussi à le réimplanter dans un minuscule organisme vivant. Il s’est même amusé à glisser ses initiales dans son génome : « JCVI-syn3.0 ». C’est une créature artificielle qui vit et prolifère.

— Personnellement, je vois cela comme une expérience ludique entre chercheurs. C’est sûrement passionnant de fabriquer des bactéries sur ordinateur, mais je ne vois pas bien à quoi cela avance l’humanité.

— Un jour, cela peut permettre de créer de nouveaux matériaux, des carburants hybrides, des alliages inédits…

Ici, j’ai fait un truc que font souvent les professionnels de la télévision quand ils sont largués : baisser le nez et lire la question suivante sur mon papier. Je croyais être venu pour préparer un talk-show mais à cet instant précis, j’ai compris que je venais pour autre chose.

— Pensez-vous que le séquençage de mon ADN peut prolonger ma vie ?

— Si vous êtes malade, ça peut permettre de connaître la cause de votre maladie. Il existe environ 8 000 maladies génétiques et avec votre ADN, on peut en diagnostiquer 3 432. On peut aussi effectuer un diagnostic prénatal pour éventuellement interrompre une grossesse à risques. Le séquençage permet aussi la thérapie de certaines maladies génétiques, il renseigne sur les cancers. Tous les cancers sont des perturbations génomiques. Cela permet de catégoriser les différents cancers et de leur trouver une thérapie individuelle. Le séquençage permet enfin d’étudier la prédisposition à certaines maladies, grâce à des outils statistiques. Je ne recommande ces recherches que pour Alzheimer et le cancer du sein.

— Vous, à la « Clinique du Génome », vous faites ce type de prédictions. Peut-on dire que l’ADN séquencé a remplacé le stéthoscope ?

— L’État suisse n’aime pas que je dise « Clinique du Génome », il préfère qu’on parle de « consultations génomiques ». Vous vous trompez : nous dépistons les maladies mais pas les prédispositions.

— Quelles sont les prédictions fiables scientifiquement ?

— Si une femme est porteuse d’une mutation du gène BRCA1 ou BRCA2 comme Angelina Jolie, cette femme a une probabilité de développer un cancer du sein de 70 %, alors que la probabilité dans la population générale est de 9 %. Dans ce cas, il faut pratiquer un dépistage tous les six mois ou une mastectomie bilatérale.

Il parlait d’opérations catastrophiques avec douceur. Au mur, des équations chimiques incompréhensibles griffonnées au marqueur cachaient peut-être la fontaine de Jouvence. Les bons médecins ont toujours posé des questions à leurs patients sur leurs parents et grands-parents : prédire l’avenir fait partie de leur job, qu’ils le veuillent ou non. Le cancer est comme un terroriste : il faut le neutraliser avant qu’il ne commette son attentat. Là est la grande nouveauté : avec la génétique, on n’attendra plus d’être malade pour se soigner. Le génome est le Minority Report de votre corps.

— Faites-vous ici des manipulations génétiques, oui ou non ?

— Bien sûr. Je m’intéresse à la trisomie 21. J’essaie de trouver tous les gènes importants dans le chromosome 21. Ici on fait des souris transgéniques avec des maladies humaines. J’ai un laboratoire où l’on fabrique des cellules iPS. On essaie différents médicaments contre le retard mental. Il y a de l’espoir. On fait des expérimentations cliniques. Je rêve de voir un jour un trisomique intelligent.

Je ne sais pas s’il mesurait l’aspect scandaleux de cette phrase. Qu’on le veuille ou non, la disparition de la trisomie est un fait depuis l’invention de l’amniocentèse. Nous sommes tous eugénistes, même si nous évitons d’utiliser ce mot.

— Que pensez-vous des transhumanistes californiens qui veulent corriger, améliorer, « augmenter » l’humanité ?

— Avant la Seconde Guerre mondiale, il y a déjà eu ce type de rêve : les expériences du laboratoire de Cold Spring Harbor. C’était la même utopie, très belle, d’obtenir une humanité sans maladies.

— Une « humanité sans maladies » : ce sont les termes exacts qu’emploient Bill Gates (ex-Microsoft), Mark Zuckerberg (Facebook) ou Sergueï Brin (Google), trois hommes parmi les plus riches de la planète. Zuckerberg vient d’annoncer un financement de 3 milliards de dollars pour éradiquer la totalité des maladies avant 2100.

— À l’époque, dans les années 30, les chercheurs de Cold Spring Harbor voulaient faire disparaître les maladies par l’eugénisme. En stérilisant certaines personnes et en forçant l’union d’autres personnes. Ce joli rêve a été repris par les nazis et discrédité depuis. Mais toutes les familles ont envie d’avoir des enfants plus sains que les autres.

— Vous insinuez que les transhumanistes sont des nazis ?

— Je dis juste que si l’on change quelque chose dans notre génome, on en ignore les conséquences. Un exemple : en Inde, il y a dix ans, j’ai vu une grande famille de quarante personnes qui avaient tous six doigts et six orteils. Chaque individu de cette famille possédait vingt-quatre doigts ! Je me suis dit : « Ces personnes-là ont un avantage évolutionnaire si elles deviennent pianistes ! »