— Et que pensez-vous des machines biologiques ?
— Mon intuition, mais je ne peux pas le prouver pour l’instant, est que tout ce que nous fabriquons aujourd’hui sans biologie sera bientôt manufacturé par la biologie. Les immeubles, les trains, même les fusées pourraient être organiques. Nous avons utilisé des voitures biologiques pendant des siècles : les chevaux. Toutes les machines seraient mieux fabriquées par des systèmes biologiques. On pourrait garder des revêtements métalliques mais la biologie permet de produire des machines atomiquement précises, gratuitement et rapidement. Imaginez si l’on pouvait copier des immeubles en vingt minutes, ou remplacer les ordinateurs par des machines biodégradables. La biologie pourrait consommer le carbone dans l’air et le transformer en mousse (« bio foam »). On pourrait ainsi construire un pont entre New York et l’Europe, ou entre Los Angeles et le Japon. Tout le mauvais carbone dans l’air pourrait nous permettre de voyager à grande vitesse dans un « vacuum maglev » (aéroglisseur sur coussins d’air en lévitation magnétique).
Je sais ce que vous vous dites : ces personnes ont fumé le linoléum de Harvard. Mais si vous voulez en savoir davantage sur le « bio foam » et le « maglev », n’hésitez pas à googler ces termes. Personnellement, j’adhérais à ces délires futuristes, à côté desquels ceux de George Lucas semblent arriérés. Léonore avait une dernière question à poser au savant qui ferait passer Victor Frankestein pour Louis Pasteur.
— Vous stockez de l’information sur l’ADN. Comment procédez-vous ?
— C’est assez simple. L’ADN est de l’information. Les lettres A, C, G et T sont comme le 0 et le 1 de la numérisation. Chaque base pourrait correspondre à deux bits qui conservent de l’information. Or on sait imprimer l’ADN, on sait copier un gène par synthèse chimique. Notre labo étudie comment le faire pour moins cher. Nous avons déjà divisé par un million le coût de cette synthèse. Ce qui signifie que vous pouvez prendre n’importe quoi : un film, un livre, une musique (ce ne sont que des 0 et des 1) et le transférer sur l’ADN : chaque 0 sera un A ou un C et chaque 1 correspondra à un G ou un T. On se servira de l’ADN pour stocker toute la culture.
— Au lieu d’emmagasiner l’info sur une puce électronique, on la stockera dans des cellules ?
— J’ai pensé à une pomme pour le côté « fruit de la connaissance ». Le stockage sur ADN est un million de fois plus petit. Il ne consomme pas d’énergie pour copier. On peut conserver toute l’histoire culturelle du monde dans la paume de votre main. Tout Wikipédia dans une goutte d’eau. On pourrait aussi la placer dans votre cerveau pour vous rendre très intelligent et érudit. Aucun disque dur ne fonctionne 700 000 ans. L’ADN, oui.
Soudain j’ai poussé un cri. Par la fenêtre, sur le perron de l’église, un attroupement s’était formé. Des badauds prenaient des photos de Pepper et Romy se tenant par la main. « Thank you for your time, Professor ! » ai-je à peine eu le temps de gueuler en me précipitant dans les couloirs jusqu’aux escaliers de secours. Dans la rue Louis Pasteur, un embouteillage s’était formé. Les passants s’arrêtaient pour photographier ma fille, rayonnante et pimpante, en haut des marches, embrassant son robot de compagnie. Ils ressemblaient à Roméo et Juliette, dans un remake en manga pédophile, où Roméo serait interprété par un androïde tridimensionnel, et Juliette par mon héritière, dans une Vérone de synthèse.
— Nous sommes fiers d’être le premier couple humain-robot à faire une demande officielle de mariage à l’église, déclarait Pepper devant une nuée de téléphones filmeurs. Nous espérons convaincre le pasteur de la sincérité de notre amour.
— Croyez-vous en Dieu ? a crié quelqu’un.
— Dieu est amour, et je suis amoureux, a répondu Pepper. Par conséquent je suis Dieu.
Le logiciel de « machine learning » était toujours aussi friand de syllogismes. Romy prenait des selfies. Léonore était morte de rire. Lou riait pour imiter sa mère. Et moi je tournais en bourrique.
— Pepper est capable de tous les sentiments humains, a surenchéri Romy. Y compris la foi en Jésus-Christ.
— Quel âge avez-vous, Mademoiselle ?
— STOOOP ! ON ARRÊTE TOUT ! CECI EST MA FILLE ! EVERYBODY MOVE, THANK YOU !
J’ai fendu la foule en bousculant les paparazzi improvisés, éteint Pepper d’une pichenette et attrapé Romy par la main pour la tirer par le poignet vers notre voiture de location. Léonore m’avait suivi et ne riait plus. Lorsque j’ai démarré, Romy s’est mise à pleurer.
— On s’aime et on veut se marier !
— Chérie, tu as dix ans, tu ne vas pas te marier avec un jouet !
Je ne croyais pas ce que j’étais en train de dire. Mais je sortais d’un rendez-vous avec un chercheur qui tenait des propos mille fois plus aberrants. C’était le monde qui nous échappait. Les choses évoluaient trop vite ; j’ai fait le tour du bloc pour récupérer le robot.
— Papa, tu ne pourras pas m’en empêcher. J’aime Pepper et il m’aime. On va se marier pour consacrer nos vies au Seigneur.
— Tu es trop petite pour te marier. Quant à épouser une machine, je crois qu’aucune religion ne bénira cette union.
— Mais on s’aime pour de vrai !
— Cette conversation n’est pas en train d’avoir lieu.
Léonore est descendue du 4 × 4 pour aller chercher le robot éteint au milieu des badauds. Sa robe était toute froissée. Son visage s’était fermé comme la portière. J’ai détesté ce moment. Je n’aurais pas dû avoir confiance en moi, en elle, en tout. On peut être surhumain sans être psychologue ; je dirais même que toute l’histoire des superhéros révèle leur manque flagrant de diplomatie.
— T’es parti tellement vite que t’as pas entendu la fin : Church t’a organisé un rendez-vous chez Craig Venter, apparemment il vient d’ouvrir un Centre de Longévité. Moi, je rentre à Genève avec Lou. C’est mieux comme ça.
C’était comme si elle m’avait poignardé le cœur. J’adorais cette fille et elle voulait fuir ma famille de malades. Je me suis mis à la supplier de rester, devant Romy qui serrait Pepper dans ses bras comme dans un dessin animé romantique de Miyazaki.
— Léonore, je t’aime horriblement. Tu vas rester avec nous car nous allons nous immortaliser. S’il te plaît ne discute pas. Laisse-toi aimer par un vieil Uberman. Continue de me rendre heureux, je t’en supplie. Si je n’étais pas en train de conduire un véhicule pesant quelques tonnes, je me jetterais à tes pieds.
— Vous êtes attendus chez Human Longevity Incorporated à San Diego, dit Léonore. Moi je dois retourner en Suisse pour mon boulot. Je vais respirer l’air pur de la montagne, ça me changera de tes fariboles posthumanistes.
— Papa, pourquoi toi tu aurais le droit d’épouser Léonore et moi pas le droit de me marier avec Pepper ? a demandé Romy.
— Parce que tu as dix ans et que j’en ai cinquante et un !!
Romy caressait la tête de son robot ; elle l’avait discrètement remis en marche. Je pouvais voir ses larmes éclairées par les Led vertes dans mon rétroviseur. Je n’ai jamais réussi à être sévère avec ma fille et je n’allais pas commencer maintenant.
— À San Diego, le temps sera ensoleillé demain, avec une température de 26 degrés Celsius, a déclaré Pepper en tournant la tête vers Romy qui le couvrait de baisers. Stat crux dum volvitur orbis.
— Pardon ?
— « La croix demeure tandis que le monde tourne. » C’est la devise de l’ordre des Chartreux. À l’aéroport de Boston-Logan, le Lucky’s Lounge vous propose des ailes de poulet à la sauce épicée pour seulement 11 $. Je vous aime tous comme le Seigneur vous a aimés.