J’avais l’impression qu’il était tard le soir, bien qu’il ne fût que trois heures de l’après-midi. Boston est une ville rouge comme la brique de ses maisons, mais la pollution et les nuages en assombrissent l’atmosphère. J’ai pensé à tous les beaux moments que j’avais vécus avec Léonore : à chaque fois que je l’avais tenue dans mes bras, j’avais cru que nous étions heureux alors que nous étions des funambules au-dessus d’un précipice. Jamais je ne pourrais supporter une nouvelle séparation. Et puis j’ai regardé le visage de Lou dans le rétroviseur : elle avait la même tête que la nuit de sa naissance, à la maternité, quand elle était toute bleue, quand je lui avais montré les objets dans la chambre, ça c’est un lavabo, ça un placard… Une fois, pour l’anniversaire de Romy, j’avais invité toutes ses copines de classe dans un karaoké et j’avais chanté « I’ll Be There » de Michael Jackson. « Whenever you need me, I’ll be there. » Il était temps de tenir parole. J’ai garé la voiture sur la bande d’arrêt d’urgence.
— Léonore, tu es libre de partir, pourtant… j’ai envie qu’on se supporte pendant quelques siècles encore. Quant à toi, Romy… Je ferai tout pour que tu sois heureuse. On trouvera une solution. Restons tous ensemble, d’accord ?
Léonore s’est mise à pleurer, Romy aussi et moi aussi. C’était ridicule. On se passait le paquet de Kleenex dans la bagnole. Pepper regardait notre manège avec commisération. Décidément, les humains formaient une espèce trop fragile.
— Allez, démarre, j’ai mal au ventre, renifla Léonore aux sourcils résolus. Pardon, je suis fatiguée… Je ne comprends pas ta fuite devant la mort. Tu deviens trop bizarre. Regarde l’état de ta fille. C’est n’importe quoi.
— Il me semble déceler un moment d’émotion dans l’habitacle, a dit Pepper.
— Vert ! Vert !
Lou a mis tout le monde d’accord. Le feu était passé au vert. J’ai appuyé sur l’accélérateur en m’essuyant les yeux. Ce qui restait d’humain en nous s’accrochait dans cette voiture, ce jour-là, sous le ciel rouge, derrière les feux rouges, entre les murs rouges du Monde Nouveau.
8
TRANSFERT DE CONSCIENCE SUR DISQUE DUR
(Health Nucleus, San Diego, Californie)
« Quelquefois la fuite de la mort fait que nous y courons. »
— Régime Saldmann (légumes, poissons, ni sel, ni sucre, ni gras, ni alcool, ni drogue, 40 minutes d’exercices quotidiens) = échec thérapeutique, patients trop dénués de volonté.
— Séquençage de l’ADN : OK. Aucune prédiction létale.
— Congélation des cellules souches : OK.
— Transfusion de sang au laser : OK.
— Thérapie génique par injection des facteurs Yamanaka : en attente des résultats de tests DBPCRCT.
— Thérapie génique par CRISPR pour allongement des télomères et régénérescence des mitochondries : impossible, sauf au Kazakhstan ou en Colombie.
— Greffe d’organes de porc : en attente des résultats de tests DBPCRCT.
— Impression d’organe en 3D : pas assez « sharp » pour le moment.
— Transfert de cerveau sur disque dur : c’est la prochaine étape.
— Transfusion de sang frais : ce sera la dernière étape.
Les papillons blancs dansaient en spirale dans un éclair de poussière ensoleillée, comme des protéines dans une double hélice d’ADN. Le ciel de Californie était de la couleur d’une bouteille de Bombay Sapphire. À Los Angeles, j’ai acheté dix flacons d’Elysium Basis (60 $ la boîte). On en ingérait chacun deux gélules par jour, sauf Pepper. Au bout d’un mois, les ongles de Romy ont poussé un peu plus vite. Nous logions au Sunset Marquis, dans un petit bungalow avec cuisine équipée. J’aimais faire les courses à la supérette 7-Eleven du coin. Nous étions heureux comme je l’avais prévu : vivre en Californie, c’est comme habiter une chanson de Fleetwood Mac, calme et lancinante. Steven Tyler, le chanteur d’Aerosmith, ronflait toute la journée dans la chambre voisine. Nous avions enfin une vie saine de surfeurs bronzés. Le matin, je faisais une heure de gym avec Léonore. Un coach sadique nous obligeait à faire des exercices de gainage, de « squats » avec poids et haltères. Progressivement mon corps se transformait : plaquettes de chocolat sur le ventre, biceps de superhéros. Nous ne mangions plus que du kale et des sushis. L’après-midi, nous bronzions au bord de la piscine, sauf Pepper. Romy s’acclimatait à la vie californienne, ou — plus exactement — elle retrouvait le décor qu’elle connaissait. Avec les séries qu’elle regardait depuis toujours, c’était comme si elle avait vécu à Los Angeles toute sa vie. Les villas avec jardins d’Ocean Drive, les longues limousines, les maisons basses et les affiches de cinéma géantes lui semblaient familières. Léonore était remise de sa déprime post-Harvard. Une boule dure dans son sein gauche l’inquiétait, mais nous avions rendez-vous dans l’antre du premier homme séquencé, où elle serait examinée de près. Craig Venter’s Health Nucleus, à San Diego, est la première clinique privée entièrement génomique, filiale de son groupe humblement baptisé « Human Longevity Incorporated » (HLI).
Craig Venter est un vétéran de la guerre du Vietnam : cela fait longtemps qu’il flirte avec la mort, se bat contre elle, et l’emporte. Il a survécu à l’offensive du Têt en janvier 1968, où la plupart de ses camarades de régiment furent brûlés vifs ou emprisonnés jusqu’à aujourd’hui. Sur le mur de la salle d’attente, un séquençage est imprimé en rose et mauve : le code génétique du patron sert d’ornement cabalistique à ce hall de science-non-fiction. Ce chauve à barbe blanche est obsédé depuis trente ans par la création de vie synthétique et l’amélioration de l’humanité. Il a donné naissance à la première créature vivante d’origine artificielle : « Mycoplasma laboratorium », une cellule à génome synthétique créée dans son labo à partir de l’ADN d’un « Mycoplasma genitalium » (bactérie recueillie dans les couilles humaines). Tout ceci a été publié par Venter dans la revue Science en 2010, entre deux traversées transatlantiques sur son immense voilier.
Son hôpital futuriste propose un système informatique de séquençage de l’ADN humain ultra-rapide avec une base de données prédictives internationale et tous les outils d’analyse phénotypique de la technomédecine (scanners 3D, observation du macrobiome, détection préventive radiologique du cancer, diagnostic avancé des maladies cardiovasculaires et neurodégénératives, ainsi que des diabètes). De nouveau nous avons craché notre salive dans des tubes, de nouveau on nous gratta des cellules épidermiques sous les bras, avant de prélever notre sang, nos selles et nos urines. Chaque client devait débourser 25 000 $ par jour pour passer une batterie de tests cliniques à côté desquels les examens de la Sécurité sociale française ressemblent à ceux du docteur Knock. Le look de l’institut Health Nucleus est inspiré de l’univers visuel des films Marvel : on se croirait dans l’école des X-Men. Craig Venter ressemble d’ailleurs physiquement au professeur Charles Xavier, dit « Professor X », le fabricant de mutants. La décoration intérieure de Health Nucleus évoque aussi le SHIELD des Avengers ou le « Milan » des Gardiens de la Galaxie. Les laborantins transhumanistes se prennent clairement pour des mutants investis d’une mission de prolongation de la vie humaine, voire de création d’une nouvelle race.